mercredi 17 février 2010

Jerk, ou le théâtre de la folie meurtrière


«Cette incapacité qu'ont les êtres violents de comprendre leur propre violence ne doit pas surprendre. La violence rend aveugle, elle voile tout d'un profond mystère. L'être violent se consume tout entier dans son action qui ne laisse aucune place au langage et à la mémoire.» (GERVAIS, Bertrand. La ligne brisée: labyrinthe, oubli & violence. Logiques de l'imaginaire)


Nous sommes étudiants dans une classe de psychologie de l’Université de Houston. Dans le cadre d’un enseignement sur la mise en pratique des théories freudiennes, nous avons été conviés à assister à une représentation théâtrale organisée par David Brooks, un prisonnier incarcéré à vie pour sa responsabilité dans le meurtre d’une vingtaine de jeunes hommes de son âge. Habile marionnettiste, doué pour la ventriloquie, David nous raconte son histoire. C’est dans ce contexte que l’auditoire a été invité à participer, d’une certaine manière, à cette expérience théâtrale.


La pièce «Jerk» est une création de Gisèle Vienne, d’après une nouvelle de Dennis Cooper, librement inspirée des événements entourant le meurtrier en série Dean «Candyman» Corll. L’interprétation de cette pièce reposait sur la seule présence de Jonathan Capdevielle qui s’investissait dans le rôle de David Brooks, un des complices de Dean Corll.


Jonathan Capdevielle était assis devant nous sur une chaise modeste avec, à ses pieds, un radio-cassette, un sac et ses marionnettes. On nous distribua ce que je croyais être d’abord le programme de la pièce mais, en réalité, il s’agissait d’un document pour le cours : un fanzine rédigé par la main de David Brooks, qui devait servir de complément à la pièce dont il nous invita à lire un extrait avant de nous introduire dans son univers. Étant un lecteur plutôt lent et facilement distrait, j’avais une certaine difficulté à m’immerger dans le court texte. Cependant, la lecture de la deuxième partie du récit nous a permis de profiter d’un certain répit à la violence qui nous happait de plein fouet. Néanmoins, je pu relire à mon aise le document à tête reposée et remettre en perspective la suite des choses.


Dans une Amérique des années 70 qui fait suite à l’ère des révolutions avortées, des révolutionnaires assassinés ou suicidés, David, jeune adolescent, assistait avec sa caméra à des séances de torture organisées par Dean auxquelles participaient aussi Wayne, un comparse de David. L’étendue des crimes perpétrés ne passait pas seulement par le viol et le meurtre, mais aussi dans le consentement des victimes et la routine meurtrière. Devant l’expérience de l’horreur, nous devions comme spectateur faire l’effort de traverser le mur des représentations pour ressentir le confinement intérieur de la perversion. Si l’expérience a su tirer quelques gloussements de rire, c’était surtout par la situation absurde de voir une marionnette se masturber pendant qu’une autre sodomisait sa victime.


Toute l’efficacité de la pièce reposait sur les deux axes de la représentation que sont l’acteur et le spectateur. L’interprétation de Jonathan Capdevielle était somme toute plus qu’efficace pour ainsi incarner à lui seul le climat angoissant avec une panoplie de médiums. Le fanzine, la musique électronique et expérimentale (une signature de Peter Rehberg), les marionnettes et la voix de Capdevielle agissent pour stimuler l’imaginaire du spectateur. Sur ce dernier point, la performance de Capdevielle est tout à fait remarquable. Il parvient à contextualiser l’ambiance sonore des scènes de torture avec les couteaux qui fendent la chair, les grognements et les gémissements. Mais aussi, sa salive devenait à la fois le sang des abusés et le sperme des meurtriers tout en demeurant immobile sur sa chaise.


En deuxième partie, le récit de David n’était plus que pure représentation mentale par une performance de ventriloquie. L’expérience était à son comble puisqu’elle dépassait l’espace de la représentation désincarnée par une stimulation imaginaire. Pour ma part, j’avais le «motton» et j’ai fait de mauvais rêves.



(article paru sur le site montrealexpress.ca à l'adresse suivante : http://www.montrealexpress.ca/article-432689-Jerk-ou-le-theatre-de-la-folie-meurtriere.html)

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J'ajoute la critique d'Alexandre Cadieux que je trouve complémentaire à la mienne et qui comble certaines nécessités que j'ai du laisser en plan, faute de temps (article paru dans Le Devoir à l'adresse suivante : http://www.ledevoir.com/culture/theatre/283328/theatre-du-sang-plein-les-mains)

Du sang plein les mains

par Alexandre Cadieux


La sordide anecdote suscite l'effroi: le complice emprisonné de deux tueurs en série particulièrement sanguinaires théâtralise son vécu à l'aide de marionnettes. Par-delà l'horreur, le spectacle mis sur pied par la metteure en scène française Gisèle Vienne et interprété par l'impressionnant Jonathan Capdevielle table sur un extraordinaire réseau de sens tissé entre manipulation, représentation, projection et soumission.

Dans le Texas des années 1970, le jeune homosexuel David Brooks a filmé les atrocités commises par les psychopathes Dean Corll et Wayne Henley, petit ami de David. En cette qualité de témoin et d'acteur, il restitue sur scène, sous les traits de Capdevielle, la trame de ces terribles nuits. Son médium n'est pas cinématographique mais marionnettique, et son corps devient sous nos yeux un éprouvant champ de bataille sexuel et meurtrier.

Corll, éloquent et charismatique, tenait sous sa coupe les deux jeunes hommes, usant d'eux à sa guise grâce à d'envoûtantes théories sur la possession des corps et des âmes. L'étrange chaîne que Jerk donne à voir au spectateur est celle d'un comédien interprétant Brooks qui anime une marionnette représentant Dean Corll qui, se saisissant grâce à ses bras de chiffon d'un second pantin figurant sa victime, se met à la faire parler en lui imprimant la personnalité d'une vedette de la télévision. En une formidable démonstration de théâtre pauvre, ces matriochkas démoniaques fascinent et répugnent tout à la fois.

Dans la seconde partie du spectacle, les cadavres de ses poupées à ses pieds, l'acteur change de technique et entame une seconde narration, livrée cette fois en ventriloquie. Le visage soudain aussi inanimé que celui de ses êtres miniatures, Capdevielle balaye la foule d'un regard vide alors que sortent de sa gorge les différentes voix des protagonistes de la cauchemardesque équipée. Encore une fois, ici, qui domine qui? Qui projette quoi?

Soutenu par une bande sonore dont il pourrait facilement se passer, Jonathan Capdevielle fait preuve d'une maîtrise et d'un investissement exemplaires dans ce rôle difficile. Jerk, importé d'Europe par les soins de Jack Udashkin du théâtre La Chapelle, restera gravé dans les mémoires grâce à l'alliage particulièrement percutant de son fond et de sa forme explorant à la fois les tréfonds de l'âme humaine et les ressources de l'art théâtral.