mercredi 1 avril 2015

Sacrifier pour faire société

Texte rédigé pour L'Aut'journal et disponible à cette adresse: http://lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5872

Valérie Remise

La chanson [Wi] de Loco locass prône la concertation des forces en vue d’un objectif défini, d’un projet de société. Alors, comment doit-on interpréter ce couplet? : «Qu’ont en commun Wajdi Mouawad, Bertrand Cantat, / Le docteur Turcotte, Zdeno Chara? / Ce sont tous des boucs émissaires, / Ce sont tous des paratonnerres / D’une colère sans repère / Me répète Rapaille Clotaire.»

Lorsque Wajdi Mouawad propose la collaboration de Bertrand Cantat dans la mise en scène de son Spectacle des femmes, c’est l’hécatombe dans l’opinion publique: «Réhabiliter un assassin, vous n’y pensez pas sérieusement?» Pire, on accusa l’homme de théâtre d’avoir manqué de sensibilité à l’égard du public québécois, à l’égard de ses «valeurs». Le fait que Cantat ait déjà purgé une peine pour l’homicide involontaire de sa conjointe pesait peu dans l’humeur populaire. Cantat était coupable et devait le demeurer.

En 2011, le colosse de plus de deux mètres Zdeno Chara des Bruins de Boston plaque violemment Max Pacioretty du Canadiens de Montréal contre la baie vitrée du Centre Bell, devant le regard médusé des amateurs de hockey. Cette mise en échec causa la fracture d’une vertèbre cervicale et une sévère commotion cérébrale au joueur du Tricolore.

Là encore, les Québécois n’ont pas tari leur colère à l’égard du défenseur de Boston ni contre les mises en échec au hockey. Elle fut telle que le Service de police de la ville de Montréal ouvrit une enquête sans que cela mène à quelque sanction que ce soit contre Chara.
Loco locass a donné trois exemples de boucs émissaires de la colère populaire, mais les exemples ne manquent pas. Le groupe Mes aïeux a fait une chanson entière de leur énumération dans La stakose (ou, si on préfère, «c’est à cause»).

L’explication anthropologique

Le rôle de toute spiritualité est d’apporter une explication morale de l’inconnu. Pour cette raison, tous ses aspects, à commencer par ses interprètes, sont des objets de fascination. Ils sont sacrés, et cela inclut les victimes sacrificielles. L’étude anthropologique révèle des correspondances entre les pratiques religieuses des sociétés primitives et celles des sociétés actuelles. Ainsi permet-on de comprendre certains mécanismes sociaux.

Le philosophe français René Girard s’est intéressé au rôle des boucs émissaire dans l’ornière de l’anthropologie. En effet, dans La violence et le sacré, il avance l’idée que les collectivités sont composées d’individualités aux désirs qui se heurtent parfois les uns aux autres, créant des tensions édifiant une colère qui peut conduire à la destruction du tissu social. Le chaos, quoi.

Les victimes sacrificielles apaiseraient les tensions en agissant comme des points de fuite de l’attention populaire. On peut facilement se représenter le sacrifice de la jeune vierge dans un geste cérémonial afin de plaire au dieu qui empêche la pluie de tomber tant il est de mauvais poil.
Toutefois, rien n’empêche que ce point focal soit représenté par une collectivité. Hitler n’a-t-il pas ciblé les juifs pour mobiliser ses troupes?

L’ennemi public

Sous le couvert d'une comédie de mœurs mettant en scène trois générations d’une famille qui se réunit pour un souper somme toute banal, Olivier Choinière a mis en scène le syndrome québécois de la crucifixion collective de ce qu'il appelle lui-même l' «ennemi public».

Lors des conversations cacophoniques autour de la table, le sentiment de déjà vu est probable, car les sujets abordés ont surement été entendus entre la dinde et la tourtière ou autour de la machine à café au boulot.

Les maux de la société québécoise y passent tour à tour, chacun y trouvant son responsable, que ce soit l’échec du projet souverainiste, la qualité de la langue française ou l’inculture des jeunes. On cause également du 11 septembre 2001 et de la crise économique.

À chaque fois, le raisonnement est précipité par un intellectualisme des bas instincts. Les sophismes servent bien à identifier des coupables. L’idée est de trouver un dénominateur commun non pas pour améliorer le sort commun, mais bien pour soulager les frustrations qui animent le quotidien.

Le docteur Turcotte était-il coupable? Impensable, sauf pour Daniel, le personnage interprété par Frédéric Blanchette, qui se fait l’avocat du diable dans les débats. Mais bientôt, il se retrouve marginalisé au moment où les discussions s’enveniment jusqu’à devenir lui-même l’objet à sacrifier.
Daniel attire sur lui un mélange de crainte et d’indignation. Bref, il fascine. Du coup, il se voit extrait momentanément du tissu social afin d’être exécuté. Mais l’instant d’après, l’ordre revient dans la famille et il peut rejoindre les siens.

En réduisant le paradigme social à petite échelle, Choinière apporte un éclairage tout à fait intéressant sur la manière avec laquelle la victime devient la soupape d’une violence en ébullition. Il nous fait comprendre que le lynchage et l’intimidation déclinent de cette pratique rituelle.

À un moment donné de la pièce, on discute de l’affaire Coffin, une histoire qui a animé les conversations de salon depuis les soixante dernières années. Pour la petite histoire, Wilbert Coffin est ce Gaspésien exécuté pour l’assassinat sordide de trois touristes américains.

La polémique ne manque pas de sévir à propos de l’enquête policière et du procès qui a suivi. Coffin a été tantôt ciblé par Maurice Duplessis afin d’apaiser la colère des américains qui réclamaient un coupable, tantôt assassiné afin de s’approprier ses claims miniers.

Quoi qu’il en soit, la théorie du complot, véritable phénomène dans les forums de discussion, est une mine d’or de victimes sacrificielles.

Chacune sert de pierre à l’édifice des mythologies populaires, mélanges de vérité et de fabulation expliquant le monde. Jadis, elles expliquaient l’origine du monde. Aujourd’hui, elles servent à interpréter le présent. Dans tous les cas, elles nourrissent le dialogue social, prémisse à la constitution des sociétés.

texte et mise en scène: Olivier Choinière
interprétation: Frédéric Blanchette, Muriel Dutil, Amélie Grenier, Alexane Jamieson, Brigitte Lafleur, Steve Laplante, Alexis Plante
assistance à la mise en scène et régie: Stéphanie Capistran-Lalonde
conseil dramaturgique: Jean Marc Dalpé
scénographie: Jean Bard
costumes: Elen Ewing
éclairages: Mathieu Marcil
son: Éric Forget
coach marionnettes: Olivier Ducas
accessoires: Angela Rassenti
conception vidéo: Michel-Antoine Castonguay
maquillages et coiffures: Sylvie Rolland-Provost
codirection technique: Jean-Philippe Charbonneau, Francis Laporte
machiniste de plateau: Eric-William Quinn
présenté au Centre du Théâtre d’aujourd’hui jusqu’au 21 mars 2015.

Une légende du pays en 2035


Texte rédigé pour L'Aut'journal et disponible à cette adresse :http://lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5791

Josée Lecompte



Lecteur de littérature de science-fiction à son jeune âge, René Lévesque songeait à écrire un roman d’anticipation après son retrait de la politique, projetant le Québec dans un avenir où son statut de pays aurait été acquis.

Étonnamment, de voir dans une fiction futuriste que le Québec est un pays à part entière n’est pas marginal. De plus, s’il résiste à l’épreuve du temps, en ne peut pas en dire autant du reste de l’Amérique du Nord. La chute des États-Unis d’Amérique semble inévitable, entrainant avec eux le reste du Canada, à l’exception peut-être des Acadiens que le Québec parvient parfois à rescaper.

De manière générale, ce choix éditorial est moins une prise de position politique qu’une vision de l’évolution naturelle du monde, surtout lorsque cela vient d’un auteur américain ou d’ailleurs. Par contre, la chose n’est pas du tout innocente lorsqu’elle est alimentée par des créateurs québécois tel que le montre la toute récente pièce du Théâtre du Futur actuellement à l’affiche au Théâtre d’aujourd’hui, soit Épopée nord d’Olivier Morin et de Guillaume Tremblay.

Josée Lecompte
Cette proposition théâtrale sous forme de récit d’anticipation est la troisième partie d’une trilogie incluant les pièces Clothaire Rapaille, l’opéra-rock et L’assassinat du président. Cette pièce s’installe sous la forme d’une légende racontée à des spectateurs installés tout autour de la pièce. L’ambiance rappelle une bonne vieille soirée canadienne avec ses danses et chansons traditionnelles, le sucre à la crème et le caribou partagé entre convives.

Le futurisme de Morin et Tremblay va de pair avec un profond enracinement dans des traditions qui autrement auraient été jugées désuètes, voire quétaines. On serait porté à croire que le statut de pays enfin acquis décomplexifie notre rapport au passé. Pays, il l’est devenu en 2022 au détour d’une campagne référendaire victorieuse menée par Gilles Duceppe, premier président de la nouvelle république.

En 2035, année où s’installe le récit, les promesses de jours meilleurs se réalisent dans les politiques économiques, environnementales et culturelles. Seule ombre au tableau, le peuple invisible, tel que Richard Desjardins les a appelés dans son documentaire de 2007 à propos des Algonquins, mais le problème reste le même à l’égard des autres peuples des Premières Nations.

Dans l’avenir, la problématique autochtone demeure entière. Pire, elle s’est envenimée avec un mépris digne du Indian act (loi sur les Indiens), cette loi coloniale et raciste que le gouvernement fédéral n’entend toujours pas modifier, encore moins l’abolir. Or, les autochtones ont planifié leur revanche qui fera en sorte de renverser les rôles entre dominant et dominé, entre majoritaire et minoritaire.

L’humour avec lequel Morin et Tremblay manipulent cette réflexion sur l’avenir est exubérant, mais non moins pertinent, bien que souvent cabotin. Le recourt au réalisme merveilleux permet d’explorer les archétypes et les mythes québécois afin de révéler notre intériorité collective, autant ses anges que ses démons.

Comme l’a confié au Devoir Guillaume Tremblay, ce travail de projection est définitivement mieux que ce que projettent ces politiciens abonnés aux «vraies affaires» dont les stratégies ne sont que planifications à court terme, leur vision de l’avenir n’allant jamais au-delà de la semaine suivante.

Épopée nord
texte, mise en scène et interprétation Olivier Morin
texte et interprétation Guillaume Tremblay
interprétation et musique Navet Confit
interprétation Myriam Fournier, Virginie Morin
musique sur scène Ariane Zita
scénographie Alexandre Paquet
éclairages Marie-Aube St-Amant Duplessis
une production du Théâtre du Futur
présenté à la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d’aujourd’hui du 27 janvier au 14 février 2015
en supplémentaires les 14, 17, 18, 19 et 20 février 2015