mercredi 4 février 2015

Damnatio memoriae

Damnatio memoriae

texte rédigé pour L'aut'journal et disponible à cette adresse : http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5657



texte et mise en scène : Sébastien Dodge
avec Amélie Bonenfant, Sophie Cadieux, Mathieu Gosselin, Renaud Lacelle-Bourdon, Anne-Marie Levasseur, Jean-Moïse Martin, Lise Martin, Éric Paulhus et Simon Rousseau
assistance à la mise en scène et régie : Camille Labelle
conseil dramaturgique : Étienne Lepage
scénographie : Max-Otto Fauteux
costumes : Marc Senécal
éclairages : Anne- Marie Rodrigue Lecours
musique : Benoit Côté
effets spéciaux : Olivier Proulx
direction de production : Marie-Hélène Dufort
direction technique : Caroline Turcot
une production du Théâtre de la banquette arrière

présenté jusqu’au 30 novembre 2014 au Théâtre d’aujourd’hui

Dans le billet de présentation de sa pièce, Sébastien Dodge invoque le traité de d’Edward Gibbon intitulé Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain afin de dénoncer, d’une part, la pulsion autodestructrice de l’homme et, d’autre part, la lassante répétition de l’histoire.

On ne pourrait s’entendre sur l’ordre dans lequel la lassitude et l’excès provoquent la déchéance civilisationnelle. Chose certaine, pour Dodge, l’exemple de Rome préfigure la faillite des sociétés occidentales.

La chute des empires passés a été portée par une même fatalité préméditée dans laquelle Rome est une référence marquante. Les empereurs qui en ont précipité la déchéance ont été jugés sévèrement par «damnatio memoriae» que l’auteur et metteur en scène tente de représenter à sa façon, chose qui est paradoxale quand on y pense, car «damnatio memoriae» consiste à maudire une personne en le condamnant à l’oubli.

Pour ce faire, toute effigie rappelant le souvenir de l’être maudit est effacé et son nom ne doit plus être prononcé. Cela rappelle le vil Voldemort, l’ennemi d’Harry Potter surnommé Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom.

La pièce de Dodge se déroule dans une salle de banquet où défilent les maitres de Rome. C’est le lieu de tous les vices : corruption, orgie, meurtre. Le témoignage de la décadence se fait a priori sans surprise. D’abord, il y a Commode (Simon Rousseau), fils de Marc-Aurèle, est au faîte de sa gloire. Celle-ci s’est faite au détriment du Sénat et des dissidents qui n’ont pas eu à être mis au pas étant donné qu’ils ont été passés au fil de l’épée.

Les homélies que font ses invités faisant de lui un dieu vivant ne le font pas broncher. L’homme entend plutôt à rire. Préparez vos blagues. Soyez drôle, sinon votre sang souillera le sol du banquet dont la table est garnie à l’excès. Belle célébration du 1%. Mais la pire des gourmandises, c’est celle commandée par le goût du sang. Lorsque l’ordre est donné à l’esclave Narcisse de tirer le glaive au clair, tout le monde y passe, sans exception.

Il n’est peu ou pas mention du règne de Marc-Aurèle auquel correspondent les beaux jours de l’empire. Si celui-ci a laissé à la postérité des traces écrites de son esprit, son successeur s’est révélé être une brute épaisse. Pour forcer le trait, son niveau de langage est tout au plus populaire et moderne pour bien s’ancrer dans notre imaginaire des brutes épaisses.

Dès lors, on se rend bien compte que les choix esthétique de Dodge primeront sur le souci de la représentation fidèle de l’histoire. Par ailleurs, on aurait tort d’associer cette langue populaire à un moyen d’exprimer la dégénérescence de la civilisation romaine. Nul besoin de réactualiser le Frère Untel.

La condamnation à l’oubli par «damnatio memoriae» a-t-elle privé la postérité de la possibilité de réhabiliter les derniers dirigeants de l’empire romain? Chose certaine, Dodge n’a aucune intention de les mettre en valeur.

Si Commode est réduit à un barbare unidimensionnel, Septime Sévère (Mathieu Gosselin), autoproclamé «Super Septime», ne laisse aucun doute sur son niveau de bêtise. Chose certaine, il ne laisse aucun doute sur sa nature lorsqu’il entame un «gangster rap», qui, sur MTV, parait à tout le moins comme l’aboutissement dégénéré d’une culture aux valeurs machistes mettant la loi du plus fort au cœur de tout principe.

Lorsqu’au dernier acte, la scène se transforme en opéra pop-rock façon Starmania (mais en plus terrible) afin de récapituler le passage des dirigeants maudits de Rome, la critique est claire. Cette destinée nous guette.

De la même manière que les chanteurs sont capables de chanter avec le sourire la décadence de Rome, la chanson populaire, dans toute son insignifiance, est telle l’orchestre de chambre sur le pont du Titanic. En filigrane, Dodge effleure la critique de notre empire, mais celui-ci est-il occidental ou simplement américain?

Une lecture complémentaire est possible en toute fin lorsque s’impose à Rome le temple du dieu chrétien où le message de Jésus-Christ est travesti pour assurer la suprématie de l’autorité temporelle. Un empire a cédé la place à un autre. Passez au suivant.

En fin de compte, cette condamnation à l’oubli, n’en sommes-nous pas les victimes étant donné que nous permettons à l’Histoire de se perpétuer par spasmes de décadence?

La banalité du mal

La banalité du mal

texte rédigé pour L'aut'journal et disponible à cette adresse: http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5680



Texte : Thomas Bernhard
Mise en scène : Catherine Vidal
Avec : Gabriel Arcand, Violette Chauveau et Marie-France Lamber
Traduction : Claude Porcell
Scénographie : Geneviève Lizotte
Costumes : Elen Ewing
Assistance à la mise en scène et régie : Alexandra Sutto
Éditeur et agent théâtral du texte représenté : L’Arche Éditeur

Dépêchée à Jérusalem par le New Yorker pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, la philosophe Hannah Arendt, élève d’Heidegger, s’étonne de découvrir dans ce soldat nazi rien de plus qu’un simple exécutant, un fonctionnaire bien obéissant.

Rudolf Höller, le personnage de la pièce Avant la retraite interprété par Gabriel Arcand, est, comme Eichmann, autrichien. Les deux sont liés de près ou de loin à Heinrich Himmler, le responsable des camps de la mort allemands. Par contre, contrairement à Eichmann qui a fui vers l’Argentine après la guerre, Höller est demeuré au pays pour devenir président du tribunal d’une petite ville autrichienne.

Petit fonctionnaire à sa façon, Höller exprime une toute autre facette de la banalité du mal. C’est un enragé de salon qui n’a jamais accepté la défaite de 1945, accusant du même fait les Américains de terrorisme pour avoir bombardé son patelin.À tous les ans, il organise une fête à la maison non sans avoir auparavant fermé les volets pour que ça ne s’ébruite pas. En fait, c’est l’une de ses deux sœurs, Vera (Violette Chauveau), qui organise tout. Elle prépare tout un attirail de circonstance : la veste militaire de Rudolf, sa plus belle robe, un album photo et un cadre affichant le portrait du fêté : Himmler!

Oui, c’est dans cette maison familiale qui sert de retraite à ces zélé du régime nazi que Rudolf et Vera partagent leur nostalgie envers les belles années du IIIe Reich. Avec une certaine mélancolie, l’ancien soldat parle des pelotons d’exécution, d’Auschwitz et de comment Himmler lui a sauvé la vie.

Tout cela se déroule sous le regard silencieux de Clara (Marie-France Lambert), l’autre sœur de Rudolf qui est clouée dans son fauteuil roulant. La metteure en scène Catherine Vidal explique qu’elle est l’incarnation de l’intellectuelle de gauche, complice silencieuse des atrocités faites au nom de sa nation. Pour sa part, Vera représente l’obnubilation populaire par la propagande du parti National-socialiste alors que Rudolf est le pouvoir dictatorial.

La banalité du mal, c’est que les pensées véhiculées sous ce toit familial ne sont pas marginales. C’est du moins ce que prétend Vera lorsqu’elle dit : «Et pourtant la majorité pense comme nous. La majorité se cache. C’est ça qui est effrayant. »

Thomas Bernhard a commis plus d’une œuvre dénonçant l’hypocrisie de l’Autriche dans sa complicité avec l’Allemagne nazie. Jusqu’à la fin de ses jours, il aura dû faire face aux scandales qu’il met en branle et lutter contre les menaces de censures émises entre autres par le pouvoir législatif autrichien.

Les parallèles à faire sont nombreux entre cette œuvre de Bernhard et le Québec, au risque même d’obtenir un point Godwin, ce concept élaboré par un avocat américain du même nom qui a émis l’hypothèse que toute argumentation aboutit éventuellement à une comparaison avec le régime d’Hitler.

Mais comment ne pas voir dans Rudolf cette petite bourgeoisie complice du pouvoir, dans Vera ces électeurs qui élisent cette élite qui les convainc que l’austérité est la seule finalité du projet de société québécois et dans Clara, ces progressistes désolidarisés qui ont permis à tout cela d’arriver?