mardi 20 octobre 2015

Entre le manioc et le scandale minier

compte rendu de la pièce Bibish de Kinshasa de Philippe Ducros

Article paru dans L'aut'journal et disponible à cette adresse: http://lautjournal.info/20151020/entre-le-manioc-et-le-scandale-minier

    Vous lisez ceci sur votre téléphone prétendument intelligent? Grand bien vous fasse, mais vos idéaux progressistes s’en trouvent ternies si on doit considérer que sa construction repose sur l’extraction du coltan, un minerai duquel on extrait des matériaux essentiels à la composition de votre appareil mobile.
Le coltan est extrait majoritairement en République démocratique du Congo (RDC). Comme il n’est pas exclusif à ce territoire, on en retrouve un peu ailleurs, dont au Canada, mais c’est là seulement, en RDC, qu’il est bradé en quantité suffisante et à un coût qui permet aux grands fabriquants d’offrir des cellulaires abordables.
crédit photo: David Ospina
On parle du «coltan du sang» comme on parle des «diamants du sang». L’enjeu est le même. Le pays a beau posséder une fortune dans ses entrailles, son peuple est victime d’une misère qui n’est cependant pas inexplicable.
En 1996, lorsque Laurent-Désiré Kabila «marche sur Kinshasa pour chasser Mobutu, écrit Philippe Ducros dans La porte du non-retour, son avancée est incroyablement sanglante… Il a besoin de liquidités. Des société internationales, dont beaucoup de canadiennes, signent des contrats avec lui au fur et à mesure de sa progression, ce qui place les matières premières du pays sous contrôle des multinationales.»
Après un court régime autocratique, Kabila est assassiné en 2001. L’ironie est double: cela se produit 40 ans jour pour après l’assassinat du héros national Patrice Lumumba, un des pères de l’indépendance du Congo, après avoir été lui-même élevé à ce titre, et il est tué par un enfant-soldat après en avoir fait usage durant sa rébellion.
Voilà un peu ce qu’on peut apprendre dans les marges de la pièce Bibish à Kinshasa de Philippe Ducros. C’est à dire que l’objet théâtral est double. Il est constitué d’un monologue conduit par Gisèle Kayembe qui partage la réalité sociale de Kinshasa dans toute sa richesse et sa complexité, mais également d’entractes où il est possible d’aller se chercher une consommation auprès de Papy Maurice Mbwiti qui fait office de barman tout en écoutant Philippe Ducros, metteur en scène, échanger avec Marie-Louise Bibish Mumbu, auteure du roman Samantha à Kinshasa, dont Gisèle Kayembe interprète les passages.
L’auteure et le metteur en scène échangent tout en cuisinant un plat typique congolais fait de morue salée, de manioc et de plantain. On se croirait à un Un souper presque parfait avec des échanges dignes de Parler pour parler.
Ces interludes permettent d’approfondir des aspects qui échappent à notre réalité et qui ont été évoqués dans le texte de Mumbu, sinon ils donnent l’occasion de mettre en lumière les scandales qui sévissent dans ce pays plus grand que «la Belgique, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal et la Grèce réunis.» (La porte du non-retour)
En effet, le scandale minier est à la source même d’un massacre qui scarifie ce pays par des
crédit photo: David Ospina
millions de morts et le viol de femmes et d’enfants, soit environ mille par jour. Ducros précise par ailleurs la nature de ce «paradis légal» qu’est le Canada: en s’y incorporant et en s’inscrivant à la Bourse de Toronto, centre financier des sociétés minières du monde, les entreprises s’y trouvent protégées contre les poursuites issues de l’extérieur du pays.
Donc, aujourd’hui, l’ordre politique est contesté par des troupes rebelles. Tout comme Kabilé avant eux, ils recrutent des enfants-soldats pour mener leur révolution et financent leur guerre avec les richesses du pays éternellement bradée, et ce, avec la bénédiction des entreprises minières qui n’en demandent pas moins.
Était-ce mieux avant, demande Ducros à Mumbu? Qu’est-ce qui est mieux, le Zaïre de Mobutu ou le RDC de Kabilé père et fils? Cela reviendrait à choisir entre la peste et le sida, de répondre l’auteure, qui a été journaliste en son pays et a donc eu un regard privilégié sur sa mère-patrie.
L’oeuvre de Mumbu témoigne de son attachement de Mumbu à ses racines. Malgré cela, elle a donné naissance à un enfant il y a trois semaines en terre québécoise, comme une nouvelle racine qui se plonge dans le territoire de son exil.
Pour Papy Maurice Mbwiti, lorsqu’il a été interrogé par Ducros alors que Mumbu est allée allaiter son bébé dans les coulisses de l’Espace libre (c’est dire l’ambiance décontractée qui y régnait), il souhaite ardemment retrouver sa jeune famille qui demeure encore en RDC, là où on sourit faute de mieux.

Bibish de Kinshasa
une production de Hôtel-motel
présenté à l’Espace libre
Montage et mise en scène: Philippe Ducros
avec Gsèle Kayembe
accompagnée de Marie-Louise Bibish Mumbu, Philippe Ducros et de Papy Maurice Mbwiti
assistance à la mise en scène et régie: Manon Claveau
Éclairages: Thomas Godefroid
Scénographie: Julie Vallée-Léger
Direction technique et de production: Caroline Turcot
Direction administrative: Marie-Christine André
Stagiaire: Zazie Brosse
jusqu’au 24 octobre 2015

Leçon de survivance congolaise

Entretien avec Philippe Ducros

Article paru dans L'aut'journal et disponible à l'adresse suivante: http://lautjournal.info/20151009/lecon-de-survivance-congolaise


    Fort d’une expérience de voyage qui l’a porté un partout dans la diversité du monde, l’auteur et metteur en scène Philippe Ducros fait du matériau théâtral l’oeuvre utile d’un documentariste.

    Contacté par L’aut’journal pour discuter de sa proposition théâtrale, celui-ci a partagé ses visées derrière la création de Bibish de Kinshasa qui sera présentée à l’Espace libre du 13 au 24 octobre prochain.

crédit photo: Guillaume Simoneau
    D’abord inspiré par un voyage en République démocratique du Congo (RDC) en 2010 qui a donné naissance à une oeuvre, La porte du non-retour, qui s’est présentée comme un déambulatoire théâtral et photographique, et dont les éditions L’instant même en a immortalisé le souvenir en 2012, Philippe Ducros a décidé de revenir sur cette expérience marquante, voire traumatisante, après être entré en contact avec le roman Samantha de Kinshasa de Marie-Louise Bibish Mumbu.

Du Congo, il en parle avec un sentiment d’urgence, parce que notre regard sur la scène internationale est obnubilé par des enjeux futiles comme celui du niqab dans le cadre de la campagne électorale alors qu’il s’y sévit un des conflits les plus meurtriers (jusqu’à 6 millions de morts) depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Ducros dénonce allègrement la responsabilité du Canada de Stephen Harper, sans négliger cependant la responsabilité des gouvernements libéraux précédents, qui ont fait un «paradis légal» (l’expression est de Ducros) pour les sociétés minières qui accaparent entre la moitié et les trois quarts des gisements congolais. L’auteur insiste: «Nous sommes directement impliqués».

Par ailleurs Alain Denault, connu pour la poursuite-bâillon que lui a intenté la société aurifère canadienne Barick Gold après la publication de son ouvrage Noir Canada, sera présent le 22 octobre prochain à l’Espace libre, tout de suite après la représentation, afin d’échanger sur la problématique minière en RDC.

    Le metteur en scène insiste cependant sur le fait que, bien qu’il sera présent sur scène, c’est Marie-Louise Bibish Mumbu, journaliste, écrivaine, qui est au centre du projet Bibish de Kinshasa. Elle sera même doublement présente sur scène étant donné que l’actrice Gisèle Kayembe interprétera son rôle afin de livrer des passages de son roman Samantha à Kinshasa.

    Ces lectures seront entrecoupées d’interventions de Bibish, de Ducros, mais également de Papy Maurice Mbwiti qui parleront de la vie congolaise, le tout dans un esprit de franche camaraderie, comme lors d’une bouffe entre amis.

Le caractère festif entourant le grave sujet des crimes de guerre qui sont commis en RDC souligne la résilience de ce peuple capable de lucidité malgré tout. La dignité dont il fait preuve, dit Ducros, est un vecteur de fierté. Sa pièce est un hommage à ce peuple, un hommage à la vie.

Philippe Ducros n’a que des éloges à offrir à ses comparses qui partageront la scène avec lui. Il parle d’eux comme du peuple congolais en général comme des survivants qui perpétuent cette survivance au Québec dans une toute nouvelle dimension.

Ici, tout est à refaire. Comme ils ont tous la fibre artistique, le metteur en scène ne cache pas
crédit photo: David Ospina
que cette expérience théâtrale qu’ils s’apprêtent à vivre servira de carte de visite. Nous avons tout à gagner à les connaître.

Mais Ducros va plus loin en disant qu’on a tout à gagner dans le rapport à l’altérité. Il confie avoir découvert de nouveaux codes théâtraux par le contact de Gisèle Kayembe, une actrice dont il vante le talent et qui gagne à être connue.

Dans notre confort et notre indifférence, apprendre de cet instinct de survivance ne serait pas fâcheux pour nous. Lorsqu’il lui a demandé comment il allait, un quidam congolais rencontré à Kinshasa a répondu ceci à Ducros: «On se bat». Voilà bien une leçon de vigilance contre les inepties quotidiennes auxquelles nous sommes confrontés et une invitation à s’en tenir à l’essentiel.

mercredi 1 avril 2015

Sacrifier pour faire société

Texte rédigé pour L'Aut'journal et disponible à cette adresse: http://lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5872

Valérie Remise

La chanson [Wi] de Loco locass prône la concertation des forces en vue d’un objectif défini, d’un projet de société. Alors, comment doit-on interpréter ce couplet? : «Qu’ont en commun Wajdi Mouawad, Bertrand Cantat, / Le docteur Turcotte, Zdeno Chara? / Ce sont tous des boucs émissaires, / Ce sont tous des paratonnerres / D’une colère sans repère / Me répète Rapaille Clotaire.»

Lorsque Wajdi Mouawad propose la collaboration de Bertrand Cantat dans la mise en scène de son Spectacle des femmes, c’est l’hécatombe dans l’opinion publique: «Réhabiliter un assassin, vous n’y pensez pas sérieusement?» Pire, on accusa l’homme de théâtre d’avoir manqué de sensibilité à l’égard du public québécois, à l’égard de ses «valeurs». Le fait que Cantat ait déjà purgé une peine pour l’homicide involontaire de sa conjointe pesait peu dans l’humeur populaire. Cantat était coupable et devait le demeurer.

En 2011, le colosse de plus de deux mètres Zdeno Chara des Bruins de Boston plaque violemment Max Pacioretty du Canadiens de Montréal contre la baie vitrée du Centre Bell, devant le regard médusé des amateurs de hockey. Cette mise en échec causa la fracture d’une vertèbre cervicale et une sévère commotion cérébrale au joueur du Tricolore.

Là encore, les Québécois n’ont pas tari leur colère à l’égard du défenseur de Boston ni contre les mises en échec au hockey. Elle fut telle que le Service de police de la ville de Montréal ouvrit une enquête sans que cela mène à quelque sanction que ce soit contre Chara.
Loco locass a donné trois exemples de boucs émissaires de la colère populaire, mais les exemples ne manquent pas. Le groupe Mes aïeux a fait une chanson entière de leur énumération dans La stakose (ou, si on préfère, «c’est à cause»).

L’explication anthropologique

Le rôle de toute spiritualité est d’apporter une explication morale de l’inconnu. Pour cette raison, tous ses aspects, à commencer par ses interprètes, sont des objets de fascination. Ils sont sacrés, et cela inclut les victimes sacrificielles. L’étude anthropologique révèle des correspondances entre les pratiques religieuses des sociétés primitives et celles des sociétés actuelles. Ainsi permet-on de comprendre certains mécanismes sociaux.

Le philosophe français René Girard s’est intéressé au rôle des boucs émissaire dans l’ornière de l’anthropologie. En effet, dans La violence et le sacré, il avance l’idée que les collectivités sont composées d’individualités aux désirs qui se heurtent parfois les uns aux autres, créant des tensions édifiant une colère qui peut conduire à la destruction du tissu social. Le chaos, quoi.

Les victimes sacrificielles apaiseraient les tensions en agissant comme des points de fuite de l’attention populaire. On peut facilement se représenter le sacrifice de la jeune vierge dans un geste cérémonial afin de plaire au dieu qui empêche la pluie de tomber tant il est de mauvais poil.
Toutefois, rien n’empêche que ce point focal soit représenté par une collectivité. Hitler n’a-t-il pas ciblé les juifs pour mobiliser ses troupes?

L’ennemi public

Sous le couvert d'une comédie de mœurs mettant en scène trois générations d’une famille qui se réunit pour un souper somme toute banal, Olivier Choinière a mis en scène le syndrome québécois de la crucifixion collective de ce qu'il appelle lui-même l' «ennemi public».

Lors des conversations cacophoniques autour de la table, le sentiment de déjà vu est probable, car les sujets abordés ont surement été entendus entre la dinde et la tourtière ou autour de la machine à café au boulot.

Les maux de la société québécoise y passent tour à tour, chacun y trouvant son responsable, que ce soit l’échec du projet souverainiste, la qualité de la langue française ou l’inculture des jeunes. On cause également du 11 septembre 2001 et de la crise économique.

À chaque fois, le raisonnement est précipité par un intellectualisme des bas instincts. Les sophismes servent bien à identifier des coupables. L’idée est de trouver un dénominateur commun non pas pour améliorer le sort commun, mais bien pour soulager les frustrations qui animent le quotidien.

Le docteur Turcotte était-il coupable? Impensable, sauf pour Daniel, le personnage interprété par Frédéric Blanchette, qui se fait l’avocat du diable dans les débats. Mais bientôt, il se retrouve marginalisé au moment où les discussions s’enveniment jusqu’à devenir lui-même l’objet à sacrifier.
Daniel attire sur lui un mélange de crainte et d’indignation. Bref, il fascine. Du coup, il se voit extrait momentanément du tissu social afin d’être exécuté. Mais l’instant d’après, l’ordre revient dans la famille et il peut rejoindre les siens.

En réduisant le paradigme social à petite échelle, Choinière apporte un éclairage tout à fait intéressant sur la manière avec laquelle la victime devient la soupape d’une violence en ébullition. Il nous fait comprendre que le lynchage et l’intimidation déclinent de cette pratique rituelle.

À un moment donné de la pièce, on discute de l’affaire Coffin, une histoire qui a animé les conversations de salon depuis les soixante dernières années. Pour la petite histoire, Wilbert Coffin est ce Gaspésien exécuté pour l’assassinat sordide de trois touristes américains.

La polémique ne manque pas de sévir à propos de l’enquête policière et du procès qui a suivi. Coffin a été tantôt ciblé par Maurice Duplessis afin d’apaiser la colère des américains qui réclamaient un coupable, tantôt assassiné afin de s’approprier ses claims miniers.

Quoi qu’il en soit, la théorie du complot, véritable phénomène dans les forums de discussion, est une mine d’or de victimes sacrificielles.

Chacune sert de pierre à l’édifice des mythologies populaires, mélanges de vérité et de fabulation expliquant le monde. Jadis, elles expliquaient l’origine du monde. Aujourd’hui, elles servent à interpréter le présent. Dans tous les cas, elles nourrissent le dialogue social, prémisse à la constitution des sociétés.

texte et mise en scène: Olivier Choinière
interprétation: Frédéric Blanchette, Muriel Dutil, Amélie Grenier, Alexane Jamieson, Brigitte Lafleur, Steve Laplante, Alexis Plante
assistance à la mise en scène et régie: Stéphanie Capistran-Lalonde
conseil dramaturgique: Jean Marc Dalpé
scénographie: Jean Bard
costumes: Elen Ewing
éclairages: Mathieu Marcil
son: Éric Forget
coach marionnettes: Olivier Ducas
accessoires: Angela Rassenti
conception vidéo: Michel-Antoine Castonguay
maquillages et coiffures: Sylvie Rolland-Provost
codirection technique: Jean-Philippe Charbonneau, Francis Laporte
machiniste de plateau: Eric-William Quinn
présenté au Centre du Théâtre d’aujourd’hui jusqu’au 21 mars 2015.

Une légende du pays en 2035


Texte rédigé pour L'Aut'journal et disponible à cette adresse :http://lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5791

Josée Lecompte



Lecteur de littérature de science-fiction à son jeune âge, René Lévesque songeait à écrire un roman d’anticipation après son retrait de la politique, projetant le Québec dans un avenir où son statut de pays aurait été acquis.

Étonnamment, de voir dans une fiction futuriste que le Québec est un pays à part entière n’est pas marginal. De plus, s’il résiste à l’épreuve du temps, en ne peut pas en dire autant du reste de l’Amérique du Nord. La chute des États-Unis d’Amérique semble inévitable, entrainant avec eux le reste du Canada, à l’exception peut-être des Acadiens que le Québec parvient parfois à rescaper.

De manière générale, ce choix éditorial est moins une prise de position politique qu’une vision de l’évolution naturelle du monde, surtout lorsque cela vient d’un auteur américain ou d’ailleurs. Par contre, la chose n’est pas du tout innocente lorsqu’elle est alimentée par des créateurs québécois tel que le montre la toute récente pièce du Théâtre du Futur actuellement à l’affiche au Théâtre d’aujourd’hui, soit Épopée nord d’Olivier Morin et de Guillaume Tremblay.

Josée Lecompte
Cette proposition théâtrale sous forme de récit d’anticipation est la troisième partie d’une trilogie incluant les pièces Clothaire Rapaille, l’opéra-rock et L’assassinat du président. Cette pièce s’installe sous la forme d’une légende racontée à des spectateurs installés tout autour de la pièce. L’ambiance rappelle une bonne vieille soirée canadienne avec ses danses et chansons traditionnelles, le sucre à la crème et le caribou partagé entre convives.

Le futurisme de Morin et Tremblay va de pair avec un profond enracinement dans des traditions qui autrement auraient été jugées désuètes, voire quétaines. On serait porté à croire que le statut de pays enfin acquis décomplexifie notre rapport au passé. Pays, il l’est devenu en 2022 au détour d’une campagne référendaire victorieuse menée par Gilles Duceppe, premier président de la nouvelle république.

En 2035, année où s’installe le récit, les promesses de jours meilleurs se réalisent dans les politiques économiques, environnementales et culturelles. Seule ombre au tableau, le peuple invisible, tel que Richard Desjardins les a appelés dans son documentaire de 2007 à propos des Algonquins, mais le problème reste le même à l’égard des autres peuples des Premières Nations.

Dans l’avenir, la problématique autochtone demeure entière. Pire, elle s’est envenimée avec un mépris digne du Indian act (loi sur les Indiens), cette loi coloniale et raciste que le gouvernement fédéral n’entend toujours pas modifier, encore moins l’abolir. Or, les autochtones ont planifié leur revanche qui fera en sorte de renverser les rôles entre dominant et dominé, entre majoritaire et minoritaire.

L’humour avec lequel Morin et Tremblay manipulent cette réflexion sur l’avenir est exubérant, mais non moins pertinent, bien que souvent cabotin. Le recourt au réalisme merveilleux permet d’explorer les archétypes et les mythes québécois afin de révéler notre intériorité collective, autant ses anges que ses démons.

Comme l’a confié au Devoir Guillaume Tremblay, ce travail de projection est définitivement mieux que ce que projettent ces politiciens abonnés aux «vraies affaires» dont les stratégies ne sont que planifications à court terme, leur vision de l’avenir n’allant jamais au-delà de la semaine suivante.

Épopée nord
texte, mise en scène et interprétation Olivier Morin
texte et interprétation Guillaume Tremblay
interprétation et musique Navet Confit
interprétation Myriam Fournier, Virginie Morin
musique sur scène Ariane Zita
scénographie Alexandre Paquet
éclairages Marie-Aube St-Amant Duplessis
une production du Théâtre du Futur
présenté à la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d’aujourd’hui du 27 janvier au 14 février 2015
en supplémentaires les 14, 17, 18, 19 et 20 février 2015

mercredi 4 février 2015

Damnatio memoriae

Damnatio memoriae

texte rédigé pour L'aut'journal et disponible à cette adresse : http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5657



texte et mise en scène : Sébastien Dodge
avec Amélie Bonenfant, Sophie Cadieux, Mathieu Gosselin, Renaud Lacelle-Bourdon, Anne-Marie Levasseur, Jean-Moïse Martin, Lise Martin, Éric Paulhus et Simon Rousseau
assistance à la mise en scène et régie : Camille Labelle
conseil dramaturgique : Étienne Lepage
scénographie : Max-Otto Fauteux
costumes : Marc Senécal
éclairages : Anne- Marie Rodrigue Lecours
musique : Benoit Côté
effets spéciaux : Olivier Proulx
direction de production : Marie-Hélène Dufort
direction technique : Caroline Turcot
une production du Théâtre de la banquette arrière

présenté jusqu’au 30 novembre 2014 au Théâtre d’aujourd’hui

Dans le billet de présentation de sa pièce, Sébastien Dodge invoque le traité de d’Edward Gibbon intitulé Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain afin de dénoncer, d’une part, la pulsion autodestructrice de l’homme et, d’autre part, la lassante répétition de l’histoire.

On ne pourrait s’entendre sur l’ordre dans lequel la lassitude et l’excès provoquent la déchéance civilisationnelle. Chose certaine, pour Dodge, l’exemple de Rome préfigure la faillite des sociétés occidentales.

La chute des empires passés a été portée par une même fatalité préméditée dans laquelle Rome est une référence marquante. Les empereurs qui en ont précipité la déchéance ont été jugés sévèrement par «damnatio memoriae» que l’auteur et metteur en scène tente de représenter à sa façon, chose qui est paradoxale quand on y pense, car «damnatio memoriae» consiste à maudire une personne en le condamnant à l’oubli.

Pour ce faire, toute effigie rappelant le souvenir de l’être maudit est effacé et son nom ne doit plus être prononcé. Cela rappelle le vil Voldemort, l’ennemi d’Harry Potter surnommé Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom.

La pièce de Dodge se déroule dans une salle de banquet où défilent les maitres de Rome. C’est le lieu de tous les vices : corruption, orgie, meurtre. Le témoignage de la décadence se fait a priori sans surprise. D’abord, il y a Commode (Simon Rousseau), fils de Marc-Aurèle, est au faîte de sa gloire. Celle-ci s’est faite au détriment du Sénat et des dissidents qui n’ont pas eu à être mis au pas étant donné qu’ils ont été passés au fil de l’épée.

Les homélies que font ses invités faisant de lui un dieu vivant ne le font pas broncher. L’homme entend plutôt à rire. Préparez vos blagues. Soyez drôle, sinon votre sang souillera le sol du banquet dont la table est garnie à l’excès. Belle célébration du 1%. Mais la pire des gourmandises, c’est celle commandée par le goût du sang. Lorsque l’ordre est donné à l’esclave Narcisse de tirer le glaive au clair, tout le monde y passe, sans exception.

Il n’est peu ou pas mention du règne de Marc-Aurèle auquel correspondent les beaux jours de l’empire. Si celui-ci a laissé à la postérité des traces écrites de son esprit, son successeur s’est révélé être une brute épaisse. Pour forcer le trait, son niveau de langage est tout au plus populaire et moderne pour bien s’ancrer dans notre imaginaire des brutes épaisses.

Dès lors, on se rend bien compte que les choix esthétique de Dodge primeront sur le souci de la représentation fidèle de l’histoire. Par ailleurs, on aurait tort d’associer cette langue populaire à un moyen d’exprimer la dégénérescence de la civilisation romaine. Nul besoin de réactualiser le Frère Untel.

La condamnation à l’oubli par «damnatio memoriae» a-t-elle privé la postérité de la possibilité de réhabiliter les derniers dirigeants de l’empire romain? Chose certaine, Dodge n’a aucune intention de les mettre en valeur.

Si Commode est réduit à un barbare unidimensionnel, Septime Sévère (Mathieu Gosselin), autoproclamé «Super Septime», ne laisse aucun doute sur son niveau de bêtise. Chose certaine, il ne laisse aucun doute sur sa nature lorsqu’il entame un «gangster rap», qui, sur MTV, parait à tout le moins comme l’aboutissement dégénéré d’une culture aux valeurs machistes mettant la loi du plus fort au cœur de tout principe.

Lorsqu’au dernier acte, la scène se transforme en opéra pop-rock façon Starmania (mais en plus terrible) afin de récapituler le passage des dirigeants maudits de Rome, la critique est claire. Cette destinée nous guette.

De la même manière que les chanteurs sont capables de chanter avec le sourire la décadence de Rome, la chanson populaire, dans toute son insignifiance, est telle l’orchestre de chambre sur le pont du Titanic. En filigrane, Dodge effleure la critique de notre empire, mais celui-ci est-il occidental ou simplement américain?

Une lecture complémentaire est possible en toute fin lorsque s’impose à Rome le temple du dieu chrétien où le message de Jésus-Christ est travesti pour assurer la suprématie de l’autorité temporelle. Un empire a cédé la place à un autre. Passez au suivant.

En fin de compte, cette condamnation à l’oubli, n’en sommes-nous pas les victimes étant donné que nous permettons à l’Histoire de se perpétuer par spasmes de décadence?

La banalité du mal

La banalité du mal

texte rédigé pour L'aut'journal et disponible à cette adresse: http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=5680



Texte : Thomas Bernhard
Mise en scène : Catherine Vidal
Avec : Gabriel Arcand, Violette Chauveau et Marie-France Lamber
Traduction : Claude Porcell
Scénographie : Geneviève Lizotte
Costumes : Elen Ewing
Assistance à la mise en scène et régie : Alexandra Sutto
Éditeur et agent théâtral du texte représenté : L’Arche Éditeur

Dépêchée à Jérusalem par le New Yorker pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, la philosophe Hannah Arendt, élève d’Heidegger, s’étonne de découvrir dans ce soldat nazi rien de plus qu’un simple exécutant, un fonctionnaire bien obéissant.

Rudolf Höller, le personnage de la pièce Avant la retraite interprété par Gabriel Arcand, est, comme Eichmann, autrichien. Les deux sont liés de près ou de loin à Heinrich Himmler, le responsable des camps de la mort allemands. Par contre, contrairement à Eichmann qui a fui vers l’Argentine après la guerre, Höller est demeuré au pays pour devenir président du tribunal d’une petite ville autrichienne.

Petit fonctionnaire à sa façon, Höller exprime une toute autre facette de la banalité du mal. C’est un enragé de salon qui n’a jamais accepté la défaite de 1945, accusant du même fait les Américains de terrorisme pour avoir bombardé son patelin.À tous les ans, il organise une fête à la maison non sans avoir auparavant fermé les volets pour que ça ne s’ébruite pas. En fait, c’est l’une de ses deux sœurs, Vera (Violette Chauveau), qui organise tout. Elle prépare tout un attirail de circonstance : la veste militaire de Rudolf, sa plus belle robe, un album photo et un cadre affichant le portrait du fêté : Himmler!

Oui, c’est dans cette maison familiale qui sert de retraite à ces zélé du régime nazi que Rudolf et Vera partagent leur nostalgie envers les belles années du IIIe Reich. Avec une certaine mélancolie, l’ancien soldat parle des pelotons d’exécution, d’Auschwitz et de comment Himmler lui a sauvé la vie.

Tout cela se déroule sous le regard silencieux de Clara (Marie-France Lambert), l’autre sœur de Rudolf qui est clouée dans son fauteuil roulant. La metteure en scène Catherine Vidal explique qu’elle est l’incarnation de l’intellectuelle de gauche, complice silencieuse des atrocités faites au nom de sa nation. Pour sa part, Vera représente l’obnubilation populaire par la propagande du parti National-socialiste alors que Rudolf est le pouvoir dictatorial.

La banalité du mal, c’est que les pensées véhiculées sous ce toit familial ne sont pas marginales. C’est du moins ce que prétend Vera lorsqu’elle dit : «Et pourtant la majorité pense comme nous. La majorité se cache. C’est ça qui est effrayant. »

Thomas Bernhard a commis plus d’une œuvre dénonçant l’hypocrisie de l’Autriche dans sa complicité avec l’Allemagne nazie. Jusqu’à la fin de ses jours, il aura dû faire face aux scandales qu’il met en branle et lutter contre les menaces de censures émises entre autres par le pouvoir législatif autrichien.

Les parallèles à faire sont nombreux entre cette œuvre de Bernhard et le Québec, au risque même d’obtenir un point Godwin, ce concept élaboré par un avocat américain du même nom qui a émis l’hypothèse que toute argumentation aboutit éventuellement à une comparaison avec le régime d’Hitler.

Mais comment ne pas voir dans Rudolf cette petite bourgeoisie complice du pouvoir, dans Vera ces électeurs qui élisent cette élite qui les convainc que l’austérité est la seule finalité du projet de société québécois et dans Clara, ces progressistes désolidarisés qui ont permis à tout cela d’arriver?