mardi 20 octobre 2015

Entre le manioc et le scandale minier

compte rendu de la pièce Bibish de Kinshasa de Philippe Ducros

Article paru dans L'aut'journal et disponible à cette adresse: http://lautjournal.info/20151020/entre-le-manioc-et-le-scandale-minier

    Vous lisez ceci sur votre téléphone prétendument intelligent? Grand bien vous fasse, mais vos idéaux progressistes s’en trouvent ternies si on doit considérer que sa construction repose sur l’extraction du coltan, un minerai duquel on extrait des matériaux essentiels à la composition de votre appareil mobile.
Le coltan est extrait majoritairement en République démocratique du Congo (RDC). Comme il n’est pas exclusif à ce territoire, on en retrouve un peu ailleurs, dont au Canada, mais c’est là seulement, en RDC, qu’il est bradé en quantité suffisante et à un coût qui permet aux grands fabriquants d’offrir des cellulaires abordables.
crédit photo: David Ospina
On parle du «coltan du sang» comme on parle des «diamants du sang». L’enjeu est le même. Le pays a beau posséder une fortune dans ses entrailles, son peuple est victime d’une misère qui n’est cependant pas inexplicable.
En 1996, lorsque Laurent-Désiré Kabila «marche sur Kinshasa pour chasser Mobutu, écrit Philippe Ducros dans La porte du non-retour, son avancée est incroyablement sanglante… Il a besoin de liquidités. Des société internationales, dont beaucoup de canadiennes, signent des contrats avec lui au fur et à mesure de sa progression, ce qui place les matières premières du pays sous contrôle des multinationales.»
Après un court régime autocratique, Kabila est assassiné en 2001. L’ironie est double: cela se produit 40 ans jour pour après l’assassinat du héros national Patrice Lumumba, un des pères de l’indépendance du Congo, après avoir été lui-même élevé à ce titre, et il est tué par un enfant-soldat après en avoir fait usage durant sa rébellion.
Voilà un peu ce qu’on peut apprendre dans les marges de la pièce Bibish à Kinshasa de Philippe Ducros. C’est à dire que l’objet théâtral est double. Il est constitué d’un monologue conduit par Gisèle Kayembe qui partage la réalité sociale de Kinshasa dans toute sa richesse et sa complexité, mais également d’entractes où il est possible d’aller se chercher une consommation auprès de Papy Maurice Mbwiti qui fait office de barman tout en écoutant Philippe Ducros, metteur en scène, échanger avec Marie-Louise Bibish Mumbu, auteure du roman Samantha à Kinshasa, dont Gisèle Kayembe interprète les passages.
L’auteure et le metteur en scène échangent tout en cuisinant un plat typique congolais fait de morue salée, de manioc et de plantain. On se croirait à un Un souper presque parfait avec des échanges dignes de Parler pour parler.
Ces interludes permettent d’approfondir des aspects qui échappent à notre réalité et qui ont été évoqués dans le texte de Mumbu, sinon ils donnent l’occasion de mettre en lumière les scandales qui sévissent dans ce pays plus grand que «la Belgique, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal et la Grèce réunis.» (La porte du non-retour)
En effet, le scandale minier est à la source même d’un massacre qui scarifie ce pays par des
crédit photo: David Ospina
millions de morts et le viol de femmes et d’enfants, soit environ mille par jour. Ducros précise par ailleurs la nature de ce «paradis légal» qu’est le Canada: en s’y incorporant et en s’inscrivant à la Bourse de Toronto, centre financier des sociétés minières du monde, les entreprises s’y trouvent protégées contre les poursuites issues de l’extérieur du pays.
Donc, aujourd’hui, l’ordre politique est contesté par des troupes rebelles. Tout comme Kabilé avant eux, ils recrutent des enfants-soldats pour mener leur révolution et financent leur guerre avec les richesses du pays éternellement bradée, et ce, avec la bénédiction des entreprises minières qui n’en demandent pas moins.
Était-ce mieux avant, demande Ducros à Mumbu? Qu’est-ce qui est mieux, le Zaïre de Mobutu ou le RDC de Kabilé père et fils? Cela reviendrait à choisir entre la peste et le sida, de répondre l’auteure, qui a été journaliste en son pays et a donc eu un regard privilégié sur sa mère-patrie.
L’oeuvre de Mumbu témoigne de son attachement de Mumbu à ses racines. Malgré cela, elle a donné naissance à un enfant il y a trois semaines en terre québécoise, comme une nouvelle racine qui se plonge dans le territoire de son exil.
Pour Papy Maurice Mbwiti, lorsqu’il a été interrogé par Ducros alors que Mumbu est allée allaiter son bébé dans les coulisses de l’Espace libre (c’est dire l’ambiance décontractée qui y régnait), il souhaite ardemment retrouver sa jeune famille qui demeure encore en RDC, là où on sourit faute de mieux.

Bibish de Kinshasa
une production de Hôtel-motel
présenté à l’Espace libre
Montage et mise en scène: Philippe Ducros
avec Gsèle Kayembe
accompagnée de Marie-Louise Bibish Mumbu, Philippe Ducros et de Papy Maurice Mbwiti
assistance à la mise en scène et régie: Manon Claveau
Éclairages: Thomas Godefroid
Scénographie: Julie Vallée-Léger
Direction technique et de production: Caroline Turcot
Direction administrative: Marie-Christine André
Stagiaire: Zazie Brosse
jusqu’au 24 octobre 2015

Leçon de survivance congolaise

Entretien avec Philippe Ducros

Article paru dans L'aut'journal et disponible à l'adresse suivante: http://lautjournal.info/20151009/lecon-de-survivance-congolaise


    Fort d’une expérience de voyage qui l’a porté un partout dans la diversité du monde, l’auteur et metteur en scène Philippe Ducros fait du matériau théâtral l’oeuvre utile d’un documentariste.

    Contacté par L’aut’journal pour discuter de sa proposition théâtrale, celui-ci a partagé ses visées derrière la création de Bibish de Kinshasa qui sera présentée à l’Espace libre du 13 au 24 octobre prochain.

crédit photo: Guillaume Simoneau
    D’abord inspiré par un voyage en République démocratique du Congo (RDC) en 2010 qui a donné naissance à une oeuvre, La porte du non-retour, qui s’est présentée comme un déambulatoire théâtral et photographique, et dont les éditions L’instant même en a immortalisé le souvenir en 2012, Philippe Ducros a décidé de revenir sur cette expérience marquante, voire traumatisante, après être entré en contact avec le roman Samantha de Kinshasa de Marie-Louise Bibish Mumbu.

Du Congo, il en parle avec un sentiment d’urgence, parce que notre regard sur la scène internationale est obnubilé par des enjeux futiles comme celui du niqab dans le cadre de la campagne électorale alors qu’il s’y sévit un des conflits les plus meurtriers (jusqu’à 6 millions de morts) depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Ducros dénonce allègrement la responsabilité du Canada de Stephen Harper, sans négliger cependant la responsabilité des gouvernements libéraux précédents, qui ont fait un «paradis légal» (l’expression est de Ducros) pour les sociétés minières qui accaparent entre la moitié et les trois quarts des gisements congolais. L’auteur insiste: «Nous sommes directement impliqués».

Par ailleurs Alain Denault, connu pour la poursuite-bâillon que lui a intenté la société aurifère canadienne Barick Gold après la publication de son ouvrage Noir Canada, sera présent le 22 octobre prochain à l’Espace libre, tout de suite après la représentation, afin d’échanger sur la problématique minière en RDC.

    Le metteur en scène insiste cependant sur le fait que, bien qu’il sera présent sur scène, c’est Marie-Louise Bibish Mumbu, journaliste, écrivaine, qui est au centre du projet Bibish de Kinshasa. Elle sera même doublement présente sur scène étant donné que l’actrice Gisèle Kayembe interprétera son rôle afin de livrer des passages de son roman Samantha à Kinshasa.

    Ces lectures seront entrecoupées d’interventions de Bibish, de Ducros, mais également de Papy Maurice Mbwiti qui parleront de la vie congolaise, le tout dans un esprit de franche camaraderie, comme lors d’une bouffe entre amis.

Le caractère festif entourant le grave sujet des crimes de guerre qui sont commis en RDC souligne la résilience de ce peuple capable de lucidité malgré tout. La dignité dont il fait preuve, dit Ducros, est un vecteur de fierté. Sa pièce est un hommage à ce peuple, un hommage à la vie.

Philippe Ducros n’a que des éloges à offrir à ses comparses qui partageront la scène avec lui. Il parle d’eux comme du peuple congolais en général comme des survivants qui perpétuent cette survivance au Québec dans une toute nouvelle dimension.

Ici, tout est à refaire. Comme ils ont tous la fibre artistique, le metteur en scène ne cache pas
crédit photo: David Ospina
que cette expérience théâtrale qu’ils s’apprêtent à vivre servira de carte de visite. Nous avons tout à gagner à les connaître.

Mais Ducros va plus loin en disant qu’on a tout à gagner dans le rapport à l’altérité. Il confie avoir découvert de nouveaux codes théâtraux par le contact de Gisèle Kayembe, une actrice dont il vante le talent et qui gagne à être connue.

Dans notre confort et notre indifférence, apprendre de cet instinct de survivance ne serait pas fâcheux pour nous. Lorsqu’il lui a demandé comment il allait, un quidam congolais rencontré à Kinshasa a répondu ceci à Ducros: «On se bat». Voilà bien une leçon de vigilance contre les inepties quotidiennes auxquelles nous sommes confrontés et une invitation à s’en tenir à l’essentiel.