jeudi 16 septembre 2010

Les Canadians de Montréal


«Le Canada français, culture fatiguée et lasse, traverse depuis longtemps un hiver interminable; chaque fois que le soleil perce le toit de nuages qui lui tient lieu de ciel, ce malade affaibli et désabusé se met à espérer de nouveau le printemps. La culture canadienne française, longtemps agonisante, renaît souvent, puis agonise de nouveau et vit ainsi une existence faite de sursauts et d’affaissements. (Hubert Aquin, «La fatigue culturelle du Canada français»)

La lettre d'un certain Remi Bourget, parue dans Le Devoir, a attiré mon attention. Elle dénonce les «dérives identitaires» de la réaction du député Pierre Curzi lors de son passage à l'émission des Francs Tireurs où il évoquait la possibilité d'une main mise des dirigeants du Canadiens de Montréal sur le symbole identitaire et mobilisateur que constitue la mythique et centenaire équipe de hockey. La main mise serait, selon lui, symbolique et économique.

Économique, parce que la nature de la transaction entre la famille Molson et l'ancien propriétaire Gillett n'a jamais été rendue publique, ce qui mène à toutes les hypothèses conspiratrices. Cependant, la liste d'acheteurs que sont la Compagnie Woodbridge, BCE/Bell, le Fonds de solidarité de la FTQ, Michael Andlauer, Luc Bertrand et Banque Nationale Groupe financier est plutôt intéressante à analyser.

Le monde est petit. Prenons, par exemple, le groupe BCE/Bell. Michael Sabia était président de ce groupe jusqu'à la fin de 2008 alors que la vente de l'entreprise aux mains du groupe Teachers aurait fait en sorte que le siège social de l'entreprise passe de Montréal vers Toronto. Sabia a ensuite remplacé Henri-Paul Rousseau à la tête de la Caisse de dépôt et de placement du Québec, celui-ci ayant quitté avant l'éclosion de la «tempête parfaite» (les mots sont de Rousseau et ont une inquiétante connotation positive) ayant coûté 40 milliards de pertes. Quel est le lien entre Sabia et Rousseau? L'empire Desmarais. Après son départ de la CDPQ et après avoir encaissé sa prime de départ, Rousseau est devenu vice-président du conseil d'administration de la société Power et de la financière Power. De son côté, Sabia a convoqué sa première rencontre avec le Québec inc. dans les bureaux de Power Corporation. Dans la même veine, Luc Bertrand était à la tête de la Bourse de Montréal lorsque celle-ci fut annexée à la Bourse de Toronto. Doit-on s'étonner qu'il soit passé lui aussi à la CDPQ? Le monde est vraiment petit.

Vous voulez un autre étrange cas de collusion entre le milieu sportif et politique? La maison de Jean Charest à North Hatley est louée à Sam Pollock (ancien directeur du CH) pour un «prix d'ami». (lire sur le sujet l'enquête menée par le journal alternatif Le Québécois. Lorsque deux journalistes de l'empire Quebecor ont voulu révéler la nature de cette affaire, ils furent congédié par Luc Lavoie, vice-président de Quebecor et ancien chef de cabinet de Brian Mulroney, l'ancien Premier Ministre du Canada et membre du conseil d'administration de Quebecor pour qui Jean Charest a fait ses premières armes politiques!)

Cependant, Pauline Marois a, en quelque sorte, appuyé Pierre Curzi. Elle n'a pas voulu appuyer la thèse économique, se contentant de situer la controverse à la valeur symbolique du club de hockey professionnel. Pour les éternels sceptiques, cette critique demeure l'objet d'une paranoïa nationaliste. Difficile de s'attaquer à l'apparence d'un symbole.


Ces héros donnent-ils le bon exemple?

Tout d'abord, croyez-vous que les joueurs Québécois préfèrent jouer là où les arénas sont vides alors qu'ici, à Montréal, ils sont béatifiés, vénérés et tout le tralala? Que dire des plus jeunes joueurs, comme Carey Price, qui récoltent les conquêtes au Club Opera, ce qui a d'ailleurs fait les choux gras des mini-caméras de téléphones portables pour ensuite être diffusé sur Youtube. Tant qu'à y être, pourquoi s'obstiner à garder Price alors que Halak fut si soudainement adulé pendant les dernières séries?

Êtes vous fiers de ces héros qui donnent ensuite leur temps aux enfants défavorisés et ceux de l'hôpital Ste-Justine? Car ces gladiateurs rendent un service à la population pour lequel nous leur sommes tous redevables. Cependant, véhiculent-ils un exemple à suivre?

Les joueurs du CH portent sur eux, qu'on le veuille ou non, un rôle social important. Que dire du fait qu'on n'impose pas à ces joueurs l'apprentissage du français? Que dire du fait que le Centre Bell ne diffuse pas de musique locale et que la diffusion du match diffusé à l'intérieur des toilettes proviennent d'une station anglophone?


Le Canada et le club Canadiens

Mais non, il s'agit bêtement de blâmer un certain processus de «dénationalisation tranquille» (dixit Mathieu Bock-Côté). Commençons par ce nom: «Canadiens Habitants», un archaïsme centenaire. Savoir que les Québécois d'aujourd'hui descendent des Canadiens-français d'alors, qui eux-même descendent des «Canayens», puis des habitants Canadiens est devenu en cette ère d'acculturation un privilège réservé à une certaine élite conscientisée. La méprise est, et demeure, évidente.

Et pourtant, il s'agit bel et bien de nous de la même manière que l'unifolié du Canada nous revient historiquement de droit. Saviez-vous que les érables poussent en majorité au Québec? Saviez-vous que la feuille d'érable a précédé la fleur de lys sur nos armoiries familiale et qu'une branche d'érable décorait le drapeau des patriotes de St-Eustache? Saviez-vous que l'hymne national du Canada a d'abord été composé par Calixa Lavallé pour les fêtes de la St-Jean-Baptiste, fête des Canadiens français?

Un drapeau et un hymne national hors des mains des Québécois d'aujourd'hui, s'agit-il d'un complot? Non, dans ces deux cas, il s'agit d'un appropriation afin de combler un vide identitaire Canadian. Trop associé à l'empire Britannique, le gouvernement Canadian s'est emparé de composantes locales pour façonner son identité. C'est ce que nous appelons le «nation building», mais ça, c'est une autre histoire.


Le symbole identitaire

S'agit-il un complot que de refuser de se complaire d'un symbole identitaire dissout dans l'américanité? Les révolutionnaires des années 60 s'y sont refusé. Du moins, ils ont su faire jaillir une culture compensatoire toute aussi puissante pour rivaliser avec la machine culturelle américaine. Les Nordiques ont été une sorte de riposte: présentation en français, hymne national uniquement en français, fleur de lys, etc. Saluons donc leur retour hypothétique.

M. Bourget cite le texte célèbre de Pierre-Elliot Trudeau La nouvelle trahison des clercs afin de juger «le nationalisme ethnique qu'il considérait comme trop émotif, aveuglant, ne laissant aucune place à la raison». Je répond par la propre réplique de Hubert Aquin à Trudeau avec «La fatigue culturelle du Canada français» : «Les peuples sont ontologiquement indéterminés, et cette indétermination est le fondement même de leur liberté. L’histoire à venir d’un groupe humain n’est pas fatale, elle est imprévisible. « Un homme se définit par son projet », a dit Jean-Paul Sartre. Un peuple aussi.» Quel projet désirez-vous, M. Bourget?


Le projet Canadian

À propos des visées du fédéral et de son «nation-building», Hubert Aquin disait: «Seule l’abolition de la culture canadienne-française peut causer l’euphorie fonctionnelle au sein de la Confédération et permettre à celle-ci de se développer « normalement » comme un pouvoir central au-dessus de dix provinces administratives et non plus de deux cultures globalisantes. Cette abolition peut s’accomplir de bien des façons qui ne sont pas sans tolérer la survivance de certains stéréotypes culturels canadiens-français

«Le Canada français est en état de fatigue culturelle et, parce qu’il est invariablement fatigué, il devient fatigant. C’est un cercle vicieux. Il serait, sans aucun doute, beaucoup plus reposant de cesser d’exister en tant que culture spécifique [...].» Étant donné cette considération dangereusement d'actualité, il n'est pas étonnant que certains aient parlé de courage à propos de la réaction improvisée de Pierre Curzi. La promotion des valeurs nationales frôlent parfois l'émasculation. Pas étonnant, que de l'autre côté de la clôture, on se fout bien de la gueule à Marois et Curzi.


Des revendications trop «ethnicisantes»?

Les Québécois sont-ils «ethniques»? Par paresse intellectuelle, je laisse Aquin répondre : «II n’y a plus d’ethnies, ou alors fort peu. Les déplacements de population, l’immigration, les assimilations (que Jacques Henripin qualifie justement de « transferts linguistiques ») ont produit une interpénétration des ethnies dont un des résultats incontestables, au Canada français par exemple, est le regroupement non plus selon le principe de l’origine ethnique (la race, comme on disait encore il y a vingt-cinq ans) mais selon l’appartenance à un groupe culturel homogène dont la seule spécificité vérifiable se trouve au niveau linguistique. II suffit de regarder autour de soi, parmi les gens qu’on connaît, pour dénombrer rapidement le nombre de Canadiens français pure laine : ils ne sont pas les seuls « vrais » Canadiens français ! Les Mackay, les Johnson, les Elliott, les Aquin, les Molinari, les O’Harley, les Spénart, les Esposito, les Globenski, etc., en disent long sur l’ethnie-nation canadienne-française. Les « transferts linguistiques », dont parle Henripin, se sont accomplis à notre profit comme à nos dépens, si bien que le noyau de colons immigrés qui a fait la survivance se trouve mêlé désormais, sur le plan ethnique, à tous les apports que l’immigration ou les hasards de l’amour ont donnés à notre pureté ethnique nationale. De fait, il n’y a plus de nation canadienne-française mais un groupe culturel-linguistique homogène par la langue.»


Conclusion: Décloisonnons-nous et revendiquons une juste place aux joueurs Québécois

Bref, rien ne dit qu'il y a complot. Pour qu'il y en ait un, il faudrait que la collusion d'affaire entre le milieu politique et le milieu économique puisse influencer sur la valeur symbolique de cette équipe de hockey. Mais s'il y a un crime à dénoncer, c'est bien celui de la complaisance. La dérive de certains possédants au nom de l'hégémonie d'une culture sportive américaine provoque la dissolution d'un héritage identitaire qui est venu à nous par l'épreuve de l'histoire. Pour en connaître davantage sur le sujet, je vous invite à lire la chronique de Réjean Tremblay qu'il a écrit après l'acquisition du CH par les frères Molson.

Et je laisse une dernière fois la parole à Aquin en guise de conclusion: «Mais pourquoi faut-il que les Canadiens français soient meilleurs ? Pourquoi doivent-ils « percer » pour justifier leur existence ? Cette exhortation à la supériorité individuelle est présentée comme un défi inévitable qu’il faut relever. Mais ne l’oublions pas, le culte du défi ne se conçoit pas sinon en fonction d’un obstacle, d’un handicap initial, et peut se ramener, en dernière analyse, à une épreuve de force à laquelle est soumis chaque individu. L’exploit seul nous valorise et, selon cette exigence précise, il faut convenir que Maurice Richard a mieux réussi que nos politiciens fédéraux. Nous avons l’esprit sportif sur le plan national et comme nous rêvons de fabriquer des héros plutôt qu’un État, nous nous efforçons de gagner individuellement des luttes collectives. Si le défi individuel que chaque Canadien français tente en vain de relever dépend de la position du groupe canadien-français considéré comme totalité, pourquoi faut-il relever ce défi collectif comme s’il était individuel ? Ne serait-il pas plus logique de répondre collectivement à une compétition collective et de conjurer globalement une menace globale, inhérente à la situation du Canada français par rapport à son partenaire fédéral anglophone ?»

PS: À moins que vous ne vous soyez soustrait à tout questionnement sur la situation actuelle de cette équipe gérée par l'omertà de l'organisation du club Canadiens, je vous invite à lire le livre de Bob Sirois «Le Québec mis en échec». Selon l'auteur, la discrimination des Québécois ou des francophones dans la LNH n'est pas qu'un phénomène local.