lundi 10 octobre 2022

Je ne te savais pas poète

 texte rédigé pour l'aut'journal et accessible à cette adresse: https://lautjournal.info/20181210/je-ne-te-savais-pas-poete

Jean-Claude Germain en parlait, justement, dans l’édition de septembre dernier de l’aut’journal. Il évoquait le souvenir de Pauline Julien, chanteuse, comédienne et militante.

Pendant ce temps, le théâtre Denise-Pelletier présentait la pièce Je cherche une maison qui vous ressemble, qui raconte la relation entre elle et Gérald Godin, le député et poète. Et, au même moment, l’ONF produisait le documentaire Pauline Julien, intime et politique. C’est sans oublier que, cet été, le spectacle La Renarde (sur les traces de Pauline Julien) a inauguré la 30e édition des Francofolies de Montréal.

Tous ces hommages commémorent le triste anniversaire de la mort de la chanteuse engagée, partie le 1er octobre 1998. S’ajoute à cela la pièce Je ne te savais pas poète produite par la compagnie Tableau noir dans une mise en scène d’André-Luc Tessier et présentée au studio de l’Espace libre.

On se souviendra peut-être de la correspondance entre Godin et Julien, La renarde et le mal peigné, parue en 2009 chez Leméac. Celle-ci servit de matériau à l’objet théâtral.

La scène est toute simple: une table, deux chaises, quelques feuilles et un grand tableau noir. Sur ce dernier, Godin (Laury Huard) et Julien (Rose-Anne Déry) gribouillent des fragments de leur amour. Ils le font à l’arrivée des spectateurs et poursuivent leur travail par moments en cours de route.

Leur dialogue n’en est pas vraiment un, il consiste plutôt en cet échange épistolaire. On devine que ça commence dans les années 60 et que ça se termine un peu avant la mort du poète, disparu en 1994.

Quelques années sont griffonnées sur le tableau pour marquer le temps, un exercice dont on pourrait se passer puisque le rapport au temps devient plutôt abstrait quand on se trouve dans un tel rapport à l’intimité.

Il y a aussi le fait qu’ensemble, les amoureux ne parlent de rien d’autre que d’eux-mêmes. Rien sur l’engagement politique. Et c’est bien suffisant. Je dirais même que ça fait changement.

On les voit se tourner autour parfois sensuellement, parfois de manière désinvolte. Fidèles à la formule épistolaire, jamais ils ne se touchent.

Deux esprits épris de liberté, tantôt attirés l’un vers l’autre, tantôt exprimant leur indépendance, leur désir de solitude. Se déroulent sous nos yeux les défis d’un amour appelé à durer, et ce, malgré la fracture causée par les défis professionnels de chacun.

On frissonne aussi d’entendre Pauline Julien exprimer ses réflexions sur les raisons qui la motivent à vivre et on rigole d’entendre Godin traiter affectueusement son âme soeur de tous les noms.

La présence des musiciens Yves Morin, au piano, et Étienne Thibeault, à la guitare, accompagnent les acteurs et comblent discrètement le silence. Aussi, quelques extraits audio entremêlés accompagnent parfois les transitions. Tous ces éléments habillent adéquatement la pièce.

Le duo d’acteurs, Laury Huard et Rose-Anne Déry, sont tous deux investis et convainquent de la complicité du populaire couple. Leurs adieux à la fin, bien que prévisibles, sont déchirants.

Ils sont également paradoxaux. S’écrire adieu? Quel amour des mots!

Les monuments de la liberté

 texte rédigé pour l'aut'journal et accessible à cette adresse: https://lautjournal.info/20191024/les-monuments-de-la-liberte

Difficile de rester stoïque alors qu'on soulignait il y a peu le 10e anniversaire de la mort du cinéaste et auteur Pierre Falardeau. Avant la cause du Québec, c'est celle de la liberté qui explique le mieux son oeuvre.

On le voit dans son travail documentaire où sa sensibilité d'anthropologue traite son sujet à hauteur d'homme, sans ambages ou biais paternaliste. La liberté est là, observée à son état naturel, dans les milieux populaires, les damnés de la terre.

Elle est plus évidente dans ses fictions cinématographiques dans l'expression de son contraire: l'oppression. Celle-ci est présente dans Le party ou 15 février 1839. La création même du film Octobre représente une lutte pour la liberté.

Falardeau a raconté comment il a dû défendre chaque mot, chaque virgule de son scénario après que ce dernier soit tombé entre les mains du sénateur Philip Deane Gigantès qui a compromis le financement public du projet de film.

C'était pour lui de la propagande, un projet de réécriture de l'histoire, car il n'y avait qu'une lecture possible des évènements de la Crise d'octobre, celle où les felquistes étaient d'infâmes terroristes et Pierre Laporte, un martyr.

Cette anecdote révélait au grand jour comment s'exerçait la censure au Canada. Pour Falardeau, voir achever ce projet pour lequel il s'est investi pendant presque 20 ans en recherche, en écriture, en réécriture, en quête de financement, était pour lui une question de dignité aussi vitale que pouvait l'être le retour dans le ring de Gaétan Hart, sujet du documentaire Le Steak.

Le 15 octobre dernier ont été inaugurées les places Michel-Brault et Pierre-Falardeau dans Rosemont-La-Petite-Patrie à Montréal, entre les rues Masson et Saint-Joseph, sur la rue Molson. Pour l'occasion, deux oeuvres d'art public créées à la mémoire des cinéastes ont été dévoilées par leur créateur, Armand Vaillancourt. L'increvable artiste n'a pas ménagé sa liberté en constatant les citations qui font la marque des deux hommes cerner la base des monuments dressés comme des poings levés.

Cependant, l'existence de ces places publiques pose une triple ironie. D'abord, ces lieux sont cernés de rues éponymes en forme de fer à cheval. Bref, elles mènent nulle part, rappelant la célèbre phrase de Pierre Falardeau: «On va toujours trop loin pour ceux qui vont nulle part». Ensuite, qui aurait pu s'imaginer qu'on verrait un jour une rue Pierre-Falardeau croiser la rue Molson? Enfin, que penser de ces rues créées dans le cadre de la création d'un parc de copropriétés participant activement à l'embourgeoisement de ce quartier de la ville, repoussant toujours plus loin les ouvriers mangeurs de sandwich au baloney?

Il va sans dire que ce n'est pas la première fois ni la dernière, qu'on peine à honorer ceux qui ont marqué l'histoire nationale. Amusez-vous à chercher les rues Gerry-Boulet, Pauline-Julien et Robert-Gravel dans le Plateau-Mont-Royal. Ce ne sont que des bouts de rues et des culs-de-sac. C'est comme si la ville avait atteint depuis longtemps un point de saturation dans la toponymie de la ville, comme s'il n'y avait qu'Amherst qui posait problème, comme s'il n'y avait pas d'autres figures controversées de maîtres et de bourreaux à déboulonner. En cela, nous portons encore les affres d'une histoire qui se normalise, comme lorsqu'un concierge repeint un logement en blanc en passant par-dessus les vis et les moulures.

Faire du Québec un état constitué

 texte rédigé pour l'aut'journal et accessible à cette adresse: https://lautjournal.info/20191120/faire-du-quebec-un-etat-constitue

Invitée à l'émission de Michel C. Auger, Midi info, Manon Massé, au lendemain d'une fin de semaine passée en congrès d'orientation pour sceller le caractère souverainiste de Québec Solidaire, a dû défendre le choix de mandater une assemblée constituante pour donner corps au projet indépendantiste de Québec Solidaire.

Il était amusant d'entendre l'animateur condamner le geste en prétendant que ce n'était pas la façon « normale » de faire la souveraineté. Comme s'il y en avait une!

En réalité, Auger cherchait à faire dire à Massé que son parti optait pour l'élection référendaire. Peut-être aurait-il dû s'entretenir avec l'ancien chef d'Option nationale, Sol Zanneti, qui semblait moins gêné de confirmer la chose. À moins bien sûr que l'assemblée constituante fermée promise aux militants d'ON, c'est-à-dire qu'elle serait mandatée pour constituer le Québec souverain, soit compromise.

Rappelons que, dans l'histoire moderne, différentes expériences d'assemblées constituantes ont eu lieu à travers le monde afin d'adopter ou de modifier la constitution de différents états. La pertinence d'une assemblée constituante a déjà été traitée et remise en question dans les pages de l'aut'journal. Disons simplement qu'il n'y a pas de précédent où un peuple a gagné sa liberté politique en procédant préalablement à une assemblée constituante. Généralement, des gestes de rupture, comme une révolution armée ou un référendum suivi d'une déclaration unilatérale d'indépendance, ont précédé l'acte constitutionnel.

Parlant de constitution, des États souverains ou fédérés en ont adopté une. Chaque État américain en a une. La fédération canadienne permet à ses provinces d'en adopter une.

La Colombie-Britannique en a adopté une en 1996. Celle-ci, adoptée par l'assemblée législative, est plutôt conservatrice. Elle sépare les pouvoirs exécutifs et législatifs de la province sans compromettre l'autorité de la constitution canadienne.

Au Québec, le sujet a tôt ou tard intéressé tous les partis politiques. Cependant, avec l'avènement du mouvement souverainiste dans les années 60 et son arrivée au pouvoir en 1976, il faut dire que l'intérêt est devenu une chasse gardée des indépendantistes qui attendaient le lendemain du grand soir pour se doter d'une constitution.

Il faudra attendre l'arrivée de l'Action démocratique du Québec (ADQ) pour voir des fédéralistes s'intéresser à nouveau à la chose. Il faut remonter à l'époque de ce qu'on a malheureusement réduit à la crise des accommodements raisonnables. L'ADQ proposait alors parmi ses mesures d'affirmation nationale l'écriture d'une constitution. Pauline Marois reprit l'idée à son compte pour les mêmes raisons.

Pourquoi écrire une constitution? Pour établir l'identité d'un État. La question identitaire a toujours fasciné. Paradoxalement, certains préféraient laisser le Québec dans l'incertitude ou voyaient dans cette incertitude un caractère identitaire. Jacques Ferron définissait le Québec dans la dichotomie entre francophones et anglophones (les Québécois contre les Anglais) alors que cette frontière aujourd'hui s'estompe dans ce que Hubert Aquin voyait comme un avènement révolutionnaire: une identité propre qui jumelle ces deux héritages.

L'auteur, acteur, metteur en scène et enseignant Christian Lapointe s'est saisi de la question dans le but avoué de répondre à la lancinante question: «What does Quebec want?» Après tout, faut-il le rappeler, le Québec n'a pas de constitution qui lui est propre et la seule qui a autorité lui a été imposée sans son consentement en 1982 par le pouvoir fédéral.

Le théâtre, selon lui, doit aussi servir à remettre en question le réel. Il a alors demandé à la firme de sondage Léger de trouver des candidats pour former une assemblée constituante selon des critères de représentativité de la population québécoise et à l'Institut du nouveau monde de documenter et de préparer les membres à faire l'exercice le plus sérieusement possible. À la fin de l'exercice, une constitution était rédigée et le théâtre reprend son plein droit. Lapointe se présente sur les planches afin de présenter le résultat de l'exercice de consultation.

Le dossier de recherche qui accompagne la production théâtrale intéresse, voire s'apprécie davantage, que l'oeuvre elle-même. Pour s'initier à cet enjeu politique, on peut difficilement faire mieux.

Tout le travail préparatoire de recherche, de consultations préalables, de financement sollicité est un ouragan dans lequel la pièce en elle-même est l'oeil. C'est-à-dire qu'il ne s'y passe presque rien qui permette de prendre la pleine mesure de la consistance des enjeux quant aux valeurs et principes discutés dans le cadre de cet exercice. En clair, c'est l'allégorie de la caverne: le théâtre projette les ombres de l'exercice dont on doit en deviner la teneur.

En effet, on pourrait déplorer la difficulté de comprendre l'intérêt de montrer des vidéos de conférenciers tels que Jean-Pierre Charbonneau ou Benoit Pelletier, qui ont rencontré les membres de l'assemblée, mais en les diffusant à l'envers avec, en prime, des effets stroboscopiques.

Néanmoins, il a été intéressant de voir disparaitre, à un certain moment de la pièce, le quatrième mur et de voir l'idéateur du projet interroger le public sur les droits et les devoirs des Québécois. Ces questions, préparées par les membres de l'assemblée, ont été adressées à des citoyens qui se sont présentés dans des forums thématiques qui ont eu lieu à travers le Québec, dans des théâtres agissant comme des agoras.

Être questionné à brûle-pourpoint sur les droits collectifs conduirait probablement à des généralités. L'exercice mérite d'être réfléchi, car les Chartes québécoise et canadienne des droits ne sont pas des finalités absolues. Aussi, elles ne parlent pas vraiment de devoirs collectifs.

Pour mieux comprendre ce qu'il en retourne, prenons l'exemple de Luc Ferrandez lorsqu'il a quitté la politique municipale. Celui-ci a évoqué un retour éventuel en politique lorsque la crise climatique commanderait l'arrivée d'un «leader autoritaire progressiste». Pour permettre cela, il est possible de prévoir, au nom de certaines situations exceptionnelles, comme une crise climatique, la suspension de certains droits. Par exemple, au Mexique, une telle chose est possible en cas d'invasion. Mais pour ce faire, le président doit avoir l'aval de ses ministres, du procureur général et du congrès.

Par contre, d'autres solutions moins liberticides existent pour prendre à bras le corps les changements climatiques. Par exemple, la Colombie a reconnu l'Amazonie comme étant une personne non humaine. Cela a mené certains intellectuels à se questionner sur la possibilité d'accorder au fleuve St-Laurent une reconnaissance semblable.

Dans un autre ordre d'idée, Christian Lapointe a évoqué, à plusieurs occasions, l'intérêt et l'importance de consulter les 11 nations autochtones du Québec. Peu de membres des Premières nations n'ont signifié leur intérêt à participer aux travaux de l'assemblée constituante et aucun n'y a finalement participé, sauf peut-être des citoyens métissés.

Est-ce peut-être en raison de cela que Lapointe a laissé la parole à la fin de sa pièce à Alexandre Bacon, conseiller stratégique d'origine innue qui a expliqué, dans une vidéo, pourquoi la chose constitutionnelle suscite peu d'intérêt chez les peuples autochtones: parce que le lien de confiance est rompu par une accumulation honteuse de meurtrissures. En effet, nous avons des croutes à manger avant d'entrer de plain-pied dans le dossier constitutionnel «dans l'honneur et l'enthousiasme».

Catherine Fournier, députée indépendante de Marie-Victorin, a remis le texte constitutionnel au nom de Christian Lapointe et de ses pairs à la ministre responsable des Institutions démocratiques Sonia Lebel en mai dernier.

La constitution citoyenne qui fait état des travaux de l'assemblée constituante peut être consultée sur le site de l'Institut du nouveau monde à l'adresse suivante: https://inm.qc.ca/constituons

 

Constituons!
Idée originale, mise en scène et interprétation: Christian Lapointe
Une création du Centre du Théâtre d'aujourd'hui

Nous étions Charlie

 Article rédigé pour l'aut'journal et accessible à cette adresse: https://lautjournal.info/20191125/nous-etions-charlie

La chaîne franco-allemande ARTE a récemment diffusé sur Twitter une vidéo relatant le destin de Salman Rushdie, auteur des Versets sataniques qui a été forcé à une décennie de réclusion à la suite de la publication de son roman.

En effet, le 14 février 1989, l'ayatollah Khomeini a publié une fatwa contre l'auteur, autant dire une mise à mort. L'Angleterre, où réside Rushdie, lui a offert la protection nécessaire : changement de nom, vie de réclusion. Mais c'était nécessaire, car les tentatives d'assassinat le guettaient.

Il y a eu plusieurs victimes collatérales qui n'ont pas joui de la même protection ou de la même chance que l'auteur, Les esprits meurtriers s'en sont alors pris à ceux qui ont participé à diffuser l'oeuvre, ou à la supporter tout simplement. Un traducteur, un libraire et même un imam modéré sont des décédés.

Et c'est sans compter ceux ont succombé dans des manifestations violentes, parce que quelqu'un a écrit un livre, faut-il le rappeler.

Comme les menaces ont fusé avant même la publication du roman, certains éditeurs ont retardé voire annulé leurs engagements à publier l'oeuvre originale ou dans une version traduite. Certains ont critiqué le travail de l'auteur. D'autres l'ont soutenu.

En lisant le livre Une minute quarante-neuf secondes de Riss, directeur de Charlie Hebdo, tout cela revient en tête, comme un cauchemar qui n'en finit plus. L'histoire tend à faire se répéter les bêtises les plus frustrantes.

Riss livre un témoignage sur le traumatisme du 7 janvier 2015. Pendant une minute quarante-neuf secondes, le destin du journal satirique a été compromis par la folie de deux individus armés. Il raconte comment jusqu'au dernier moment, tout le monde a été pris de cours, et ce, malgré la protection armée dont jouissaient les employés présents.

« Je ne pouvais pas imaginer que les choses se dérouleraient ainsi. Dans une salle de rédaction, étalé sur le sol, attaqué par des fanatiques religieux pour des histoires débiles de caricatures. Mais je savais que cela arriverait un jour ou l'autre. »

On vit à travers le récit des évènements et des sentiments qui troublent l'esprit de l'auteur le vertige de la mort. Il n'était pas possible de s'habituer à un tel traumatisme, à commencer par la mort elle-même, bien qu'il y ait été confronté lors de reportages effectués à l'étranger.

Riss peine à prendre la pleine mesure du mouvement de sympathie qui a suivi le traumatisme. Cela avait pris une ampleur qui frôlait le ridicule : « Un peu partout étaient parsemés des objets de toutes formes marqués de l'inscription "Je suis Charlie." Des stylos "Je suis Charlie", des verres "Je suis Charlie", des verres "Je suis Charlie", des sachets de sucre "Je suis Charlie"».

« Ce qui restait du journal, c'était une assemblée d'écorchés vifs, d'âmes perdues, et cette poignée d'égarés qui avaient la prétention de le refonder.» Il faut dire que Charlie Hebdo n'en est pas à sa première crise. En effet, le journal né en 1970 s'était essoufflé en 1982. Il renaît 10 ans plus tard avec Philippe Val, Cabu, Wolinsky, Gébé, mais aussi de nouveaux collaborateurs comme Bernard Maris (Oncle Bernard), Charb, Luz, Renaud, Tignous et Riss.

Il est attendrissant de lire Riss rendre hommage à ses pairs et à ses prédécesseurs en qui il voue un culte. Il révèle chez les sacrifiés du 7 janvier 2015 les particularités de chacun qui en font le charme. Par exemple, il parle de l'habitude prise par Cabu d'écouter les lignes ouvertes, crayon à la main, en rigolant.

Il évoque aussi comment, un mois avant sa mort, Bernard Maris avait conseillé Michel Houellebecq, qui cherchait à étoffer le contenu de son roman à venir, Soumission.

Riss rend des comptes, remet les pendules à l'heure, explique les choix difficiles auxquels il a dû faire face pour assurer la survie du journal. Dix ans auparavant, à l'époque de la crise financière de 2008, le journal est lui-même menacé de fermeture. Le budget est serré et oblige à prendre des décisions qui suscitent le mécontentement.

Ce qui est tout particulièrement intéressant et, surtout, d'actualité, c'est lorsque Riss analyse le clivage autour de l'expression Je suis Charlie. Certains sont pour, d'autres contre. Une grille d'analyse permet de catégoriser chaque camp.

D'un côté, il y a les « Je suis Charlie »: les libertaires (ceux contre toute forme d'autorité), les voltairiens (ceux pour la liberté d'expression), les laïcs (ceux pour qui toute religion peut être critiquée), les racistes (les faux Charlie qui profitent du phénomène pour faire des amalgames entre religion et immigration), les jésuites (ceux qui défendent Charlie parce qu'il s'en prend à l'islamisme).

D'un autre, il y a les « Je ne suis pas Charlie »: les imams (qui veulent condamner Charlie Hebdo pour racisme alors que « La justice a toujours rejeté ce raisonnement et affirmé que la critique d'une religion ne constituait pas un racisme »), les musulmans réactionnaires (qui ont une vision conservatrice de l'islam), les trotsko-staliniens (pour qui critiquer une religion équivaut à critiquer des immigrants. « Cette gauche totalitaire s'est accommodée, selon les époques, du stalinisme, du maoïsme, des Khmers rouges, de la révolution islamique iranienne et aujourd'hui de l'islamisme. »), les haineux (qui n'ont jamais aimé Charlie), les lâches (les « oui mais » qui rappellent ceux-là même que Pierre Bourgault critique lors de son célèbre discours de 1971 «Liberté, sécurité, responsabilité» prononcé lors d'un congrès du Parti Québécois), les délateurs de l'islamophobie (qui, « conformément à la tradition stalinienne [inventent un mot] pour écarter du débat public les gêneurs et les fusiller sans preuve »).

Bien que gêné par tout le soutien qu'il a reçu, Riss s'étonne quand même que, lorsqu'on rappelle les crimes haineux récents, on tend à oublier celui subit par Charlie Hebdo. Est-ce parce qu'il est un acteur gênant de la scène médiatique, et qu'il n'a pas eu sa leçon ? À voir comment la rectitude politique nous rattrape de notre côté de l'Atlantique, on se sent obligé de se serrer les coudes et de relever la tête comme l'a fait malgré tout Riss.

Ode au silence

 Article rédigé pour l'aut'journal et accessible à cette adresse: https://lautjournal.info/20200218/ode-au-silence

Prochainement, à la salle Paul-Buissonneau du centre culturel Art Neuf situé au parc Lafontaine dans le Plateau Mont-Royal, sera mise en scène la pièce Incendies de Wajdi Mouawad par Mariève Guérin du collectif multidisciplinaire 11heureonze.

Rencontrée pour l'occasion, madame Guérin a raconté à l'aut'journal que la troupe 11heureonze est fondée par une franche camaraderie et par un intérêt commun pour l'art. Certains sont passionnés de théâtre, d'autres le sont pour le cinéma, la photographie ou la musique. Leur blogue et leur page Facebook témoignent de ces différentes passions.

La pièce Incendies de Wajdi Mouawad est leur première mise en scène théâtrale. Elle a été montée une première fois en 2019 et présentée à Chambly.

Le choix de cette pièce s'est fait par son universalité et son caractère intemporel. La metteuse en scène évoque en substance la thématique de la guerre, mais aussi les silences évocateurs.

Pour ceux qui n'ont pas lu la pièce, qui n'ont pas vu la mise en scène originale de 2003 ou le film de Denis Villeneuve, rappelons que c'est le récit de jumeaux chargés d'accomplir les voeux testamentaires de leur mère, Nawal, ceux de retrouver leur père qu'ils croyaient mort et leur frère dont ils ignoraient l'existence afin de leur remettre à chacun une enveloppe.

Le récit de cette mère québécoise d'origine arabe est celui que vivent les immigrants de première génération marqués par la guerre qui les a chassés de chez eux. C'est également celui du mutisme qui les sépare de leurs enfants, celui dans lequel Nawal s'est réfugié. Cette quête de vérité permettra aux enfants de franchir le pas dans cette distance qu'entretenait le traumatisme de leur mère.

Mariève Guérin a accordé une attention particulière aux choix musicaux ainsi qu'à d'autres éléments audiovidéos accompagnant la pièce. Elle souligne toutefois, deux fois plutôt qu'une, l'importance accordée aux silences dans cette pièce. On comprend pourquoi.

Cette pièce s'inscrit dans une tétralogie sur le thème de l'origine. Quant à savoir pourquoi elle a une telle longévité, on peut bien sûr évoquer l'adaptation exceptionnelle de Denis Villeneuve, mais aussi le travail de ces nombreux enseignants qui la donnent à lire à leurs élèves étant donné ses qualités littéraires.

En effet, des liens évidents existent entre cette pièce et celle du cycle thébain de Sophocle (Oedipe-roi, Oedipe à Colonne et Antigone) bien que Wajdi Mouawad lui-même refuse de dire qu'il a fait une relecture de ces classiques grecs. Il n'en demeure pas moins incontestable que leur caractère universel pour l'un et l'autre est évident et on serait fou de s'en passer.

 

Incendies
texte de Wajdi Mouawad
mise en scène de Mariève Guérin
avec Mélanie Roy, Marion Leduc, Jean-François Lallier-Roussin, Mariève Guérin, Johnny Cortes, Émilie Marcil, Martin Leduc, Marie-Josée Rivard, Alexis Lebel, Cindy Hunter, Stéphane Blain, Luc Dessureault et Kevin Rodrigue
Lapièce sera présentée du 19 au 23 février à la salle Paul-Buissonneau du centre culturel Art Neuf

billetterie : https://www.weezevent.com/incendies-4
site Web : https://11heuresonze.com/
page Facebook : https://www.facebook.com/11heuresonze/ 

 

 

Film Black de Montréal : Un festival en pleine maturité

 Article rédigé pour l'aut'journal et accessible à cette adresse: https://lautjournal.info/20220920/film-black-de-montreal-un-festival-en-pleine-maturite

L'été tire à sa fin, mais la saison des festivals continue de faire vibrer la ville de Montréal toute l'année et de faire mentir les rabat-joies qui ne reconnaissent pas la vitalité de la métropole francophone. C'est effectivement au nom de ce caractère festif de la ville que la coordonnatrice en chef du Festival international du film Black de Montréal (FIFBM), Andrea Este, s'enthousiasme pour la tenue de la 18e édition de l'évènement. L'aut'journal s'est entretenu avec elle.

Cette année, le FIFBM présente une sélection de 95 films qui paraitront tant dans les différentes salles montréalaises de l'Impérial, du Beaubien, du Quartier latin, de la Cinémathèque québécoise, du Cinéma du Musée et du Cinéma du Parc que dans une offre en ligne.

En effet, l'offre en ligne est un héritage du Grand Confinement qui a vu les salles de spectacle fermées pour des raisons sanitaires. Comme plusieurs autres l'ont fait, les organisateurs du festival se sont tournés vers ce type de présentation. Aujourd'hui, Andrea Este y voit une façon d'atteindre un nouveau public.

Comme film d'ouverture se tiendra au Cinéma l'Impérial la présentation du documentaire Lovely Jackson, de Matt Waldeck racontant l'histoire de Rickey Jackson, condamné injustement à la chaise électrique en 1976 avant d'être libéré en 2014. Madame Este évoque un film qui s'amorce dans le désespoir, mais se conclut de façon lumineuse.

Le film de clôture est une fiction française intitulée Tropique de la violence, de Manuel Schapira. Son synopsis évoque le récit initiatique et mouvementé d'un enfant forcé à vivre en marge de la société à Mayotte, une île française située près de l'île de la Réunion.

En plus, la programmation prévoit des présentations spéciales avec invités et discussions ouvertes, comme Kaepernick and America, de Tommy Walker et Ross Hockrow, un documentaire qui revient sur l'agenouillement symbolique de Colin Kaepernick en 2016. Seront présents pour l'occasion des athlètes québécois qui partageront l'influence de ce geste sur leur carrière et le rôle qu'ils ont à jouer comme figure publique au sein de leur communauté.

Dans le cadre de la présentation du documentaire A Star without a star (Juanita), de Kirk E. Kelleykahn, qui revient sur le parcours de la comédienne Juanita Moore, pour qui aucune étoile n'a été créée au fameux Walk of Fame d'Hollywood alors qu'elle avait été mise en nomination aux Oscar en 1959 et qu'elle s'inscrivait dans la continuité du parcours de Hattie McDaniel, récipiendaire d'un Oscar pour son rôle dans Gone with the wind (1939). Des membres de l'entourage de Juanita Moore devraient être présents au cours de la représentation du film qui aura lieu au Cinéma du Musée.

Ce désir d'étendre la portée du festival va au-delà du circuit traditionnel des grandes salles. Il profite également de celui des institutions communautaires comme la Maison de la Culture Côte-des-Neiges, où sera diffusé le documentaire Dear Jackie, du réalisateur Henri Pardo, portant sur la communauté noire de la Petite-Bourgogne dans le sud-ouest de Montréal sous la forme d'un message envoyé à Jackie Robinson, premier homme noir à intégrer le circuit professionnel du baseball américain.

Le FIFBM sera également présent à la maison d'Haïti et à la Maison culturelle et communautaire de Montréal-Nord avec une programmation spéciale de courts-métrages, dont certains sont adaptés à un plus jeune public.
 

Un festival en mission

Lorsqu'elle est interrogée sur les critères de sélection des films à présenter, Andrea Este évoque bien sûr des critères esthétiques, mais aussi la présence de personnes noires devant ou derrière la caméra. Elle rappelle que Fabienne Colas, avec sa fondation éponyme, a mis sur pied en 2005 ce festival en réaction à leur faible présence dans le milieu cinématographique. Par ailleurs, cette année, la fondation Fabienne Colas lance le projet de l'Institut Festwave qui permettra de favoriser l'émergence d'une prochaine génération de créateurs.

Madame Este rappelle que le FIFBM est une occasion en or pour les gens du milieu de se rencontrer et de fraterniser. Son existence dépasse les frontières du Québec et existe dans cinq autres villes canadiennes. Il vise aussi à s'exporter et à reproduire l'expérience faite en 2018 à Salvador au Brésil.

Tout comme au départ le festival restreignait sa portée aux artisans haïtiens avant de s'ouvrir internationalement, aujourd'hui, il élargit son influence à d'autres formes d'art. Et ce n'est qu'un commencement, promet Andrea Este. En effet, le FIFBM inaugure cette année un Pop-up Market qui se tiendra à la Cinémathèque québécoise où des artistes, des créateurs de la diaspora noire exposeront leurs œuvres et leurs produits.

Soulignons finalement qu'à 18 ans, le festival a atteint sa pleine maturité. Il jouit d'une réputation grandissante et se languit de toucher un public de plus en plus varié, mais aussi de voyager et de nous faire voyager.

Le Festival du film Black de Montréal
du 20 au 25 septembre 2022
https://montrealblackfilm.com/

KJT, un athlète du rap

 Article rédigé pour l'aut'journal et accessible à cette adresse: https://lautjournal.info/20220608/kjt-un-athlete-du-rap

Ce printemps, la deuxième saison de la compétition de rap La Fin des faibles a été diffusée sur les ondes de Télé-Québec. Le gagnant de la compétition de cette année, Emmanuel Cormier Cotnoir alias KJT, s'est confié à L'aut'journal à propos de son parcours, de sa participation à La Fin des faibles et de la vitalité de la scène rap au Québec.

Son intérêt pour ce qu'on appelle le rap québ s'est développé dès l'école secondaire dans la région de Québec. Sa sensibilité pour ce milieu vivant et diversifié l'a amené à animer pendant 10 ans l'émission radiophonique Les Arshitechs du son, une émission consacrée au hip-hop sur les ondes de CHYZ, la station radio de l'Université Laval.

En plus de cela, il anime et participe à des soirées à micro ouvert ou d'improvisation musicale, ce qui constitue pour lui une salle d'entrainement. C'est son gym, nous dit-il. L'image n'est pas anodine. KJT est un artiste investi dans son art qui est dans une recherche constante de perfectionnement.

En effet, depuis 2008, il se manifeste sur différentes scènes, que ce soit du slam, un art poétique de compétition oratoire régi par des règles strictes, ou du rap dans ses différentes manifestations.

Il évoque entre autres une communauté dynamique et stimulante sur Internet permettant de confronter son propre matériel au jugement d'autrui, une activité qui exige d'avoir des reins solides. C'est que, comme partout ailleurs, sur Internet, la critique est facile et met à l'épreuve les égos les plus endurcis.
 

La Fin des faibles

La compétition internationale MC Challenge End of the Weak, que Télé-Québec, avec la participation d'Urbania, diffuse à la télévision (le Québec est le seul endroit où c'est le cas) pour une deuxième année, constitue ni plus ni moins que les olympiades de la scène rap québécoise.

Son existence précède sa diffusion sur les ondes publiques québécoises étant donné qu'elle s'inscrit dans un tournoi mondial créé en l'an 2000, qui rejoint 25 pays sur les cinq continents. Les défis qu'il faut relever incluent des épreuves d'improvisation et de groupe, des prestations individuelles et a capella. Le gagnant du tournoi québécois est appelé à représenter la nation lors de la finale mondiale tenue à New York, la Mecque du rap.

Comme tout athlète, KJT s'est entrainé sans demi-mesures, autant sur les scènes qu'à la maison en improvisant au moyen de mots imposés et d'autres stratégies de création. À ce sujet, il faut souligner qu'il propose des ateliers d'écriture dans les écoles pour aider à construire sa pensée et son discours. C'est une façon de mettre en pratique le résultat de sa propre expérience et de la transmettre aux autres.

Étant donné que le tournage a eu lieu après les Fêtes, en pleine 5e vague de la pandémie de Covid-19, des imprévus sont venus perturber les attentes des huit participants. En effet, ceux-ci devaient satisfaire les attentes des juges Koriass, Sarahmée et Souldia, mais le virus s'étant invité chez ce dernier, Manu Militari a été invité à le remplacer à pied levé alors qu'il était présent sur le plateau pour une prestation musicale.

De plus, ce début d'année s'est montré cruel envers la famille de Sarahmée alors que son frère Karim Ouellet est subitement décédé. Son absence momentanée pendant la compétition a permis à Marieme de se prêter au jeu. Et KJT ne pouvait qu'approuver notre commentaire selon lequel l'expérience de cette dernière dans le milieu rap mérite d'être soulignée.

Nous avons posé la question qui tue : et maintenant, New York ? KJT anticipe sa présence sur la scène de la finale internationale de cette compétition sans trop d'appréhension étant donné qu'aucune date n'a été annoncée pour la tenue de l'événement. Il a révélé également que JAM, le vainqueur de la première saison, l'accompagnerait comme coreprésentant québécois.

Contrairement à ce qu'on peut croire, nul besoin d'angliciser son art outre mesure pour la cause. KJT, qui s'intéressait à cette compétition au point d'avoir assisté à une édition antérieure en Suède, évoque la présence de juges sélectionnés en fonction des participants, ce qui implique une sensibilité à l'égard des langues de chacun.
 

L'effervescence du rap québécois

Avec KJT, nous avons constaté que la scène rap québécoise semble en plein éveil actuel, mais qu'en réalité, elle est bien présente depuis bientôt 30 ans. En effet, après Sans pression, Yvon Krevé, Dubmatique et Muzion qui sont parvenus à se faire entendre sur les ondes commerciales s'en est suivi un long passage à l'ombre.

KJT évoque l'impact de l'opération Scorpion à Québec en 2002, qui visait à démanteler un réseau de prostitution juvénile, mais donc les contrecoups ont été de pratiquement mettre à l'index ce qui était de «culture noire». L'organisation de spectacles ou de toute activité liée au hip-hop était devenue tout à coup ardue, comme si une chape de plomb s'était abattue sur toute initiative allant en ce sens.

Par contre, avec la révolution de l'industrie musicale causée par les innovations technologiques, les artistes ont fondé un écosystème parallèle, nous explique KJT. Une forme d'autosuffisance en a découlé, permettant une liberté d'action et de création.

À ce sujet, nous l'avons interrogé sur la parution de son premier album. Celui-ci s'intitulera Lettres de noblesse, car il voit cela comme un jalon dans son parcours créateur. Après sa victoire à La Fin des faibles, où il a reçu une récompense pour les efforts investis, mais aussi un coup de pouce pour sa renommée d'artiste.

Ce sera un album conçu comme un défi face à soi-même, puisqu'il entend le relever seul, sans aucun artiste invité, ce qui est de coutume dans ce milieu, car il entend donner à ce projet une signature qui lui est propre.

Ses lettres de noblesse, on pourrait déjà les attribuer à ce poète moderne. Les trompettes de l'apocalypse annonçant un sombre avenir pour le français au Québec ne sonnent pas pour ceux qui le cultivent et l'enrichissent perpétuellement.